A Field in England
un film de Ben Wheatley (2013)
Publié par Marc Fairbrother le 30 juillet 2013 dans Autopsies
Certains films déploient leurs univers comme de simples décors aux histoires qui s’y trament, d’autres plus rares vous y font dangereusement sombrer. Il en va ainsi de A Field in England, un film qui tout en se déroulant dans le confinement d’un banal champ entouré de haies et de forêts nous fait pénétrer un paysage vaste et exotique. Mais quelle étrange terre retourne au juste ce nouveau film de Ben Wheatley, le quatrième qu’il aura tourné en l’espace de cinq ans ? Bien qu’il s’aventure pour la première fois sur le terrain du film d’époque – situant explicitement son film en pleine Première Révolution anglaise – le réalisateur britannique ne l’inscrit pas pour autant dans les grands rouages de l’Histoire. Cromwell n’est évoqué qu’en passant, les batailles sanglantes ne signalent leur présence que par la clameur lointaine des soldats et le choc bruyant des armes. Le récit concerne au contraire de parfaits antihéros, trois déserteurs lâches, veules et idiots qui, appâtés par des promesses d’une taverne hospitalière et de rafraîchissements mousseux, se retrouveront prisonniers d’un alchimiste renégat parti à la chasse aux trésors.
Cet alchimiste n’est autre que l’irlandais O’Neil : un homme endetté que Whitehead, l’un des déserteurs, fût chargé de mettre aux arrêts. Régnant davantage par son intelligence que par la force, il réduira les trois soldats à l’état d’esclaves pour l’aider à déterrer un trésor caché, selon des documents qu’il a dérobés, quelque part dans le sol du champ qu’il arpente. Pour s’assurer leur obéissance, O’Neil et son complice Cutler feront manger à leurs victimes affamés un ragoût préparé à base de champignons hallucinogènes. Si le psychotrope les rend en un premier temps dociles, la gravité de la situation échappera progressivement à la compréhension des trois hommes. En dépit de toute logique, ils adopteront dès lors un comportement suicidaire, s’unissant dans une folie collective pour se soulever contre l’ennemi commun – ce tyran ou diable – et faire basculer le monde dans le chaos.
Ceux qui avaient apprécié Down Terrace (2009), Touristes (2012) et surtout l’étouffant Kill List (2011) auront déjà conscience qu’avec Ben Wheatley le spectateur ne peut se préparer qu’à affronter l’inattendu. On sait aussi à quel point le réalisateur et sa collaboratrice Amy Jump aiment à mélanger les genres comme les courants cinématographiques et, sous ses faux airs de Grand Inquisiteur (Michael Reeves, 1968), A Field in England doit sans doute davantage à Luis Buñuel, Nicolas Roeg et Werner Herzog qu’au pur cinéma d’exploitation. Au jeu des références et autres sources d’inspiration, qu’elles soient ou non revendiquées, thématiques ou esthétiques, il faut aussi citer Le Magicien d’Oz (Victor Fleming, 1939), Le Septième sceau (Ingmar Bergman, 1957), Culloden (Peter Watkins, 1964), Onibaba (Kaneto Shindô, 1964), 2001 : L’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), Stalker (Andreï Tarkovski, 1979) et le cinéma de Peckinpah, notamment pour ce-dernier en ce qui concerne le montage et l’utilisation du ralenti. A Field in England n’est cependant pas qu’un simple patchwork de citations et devrait avant tout être regardé et vécu pour ce qu’il est : un habile mélange de film d’époque, de fantastique et de western psychédélique, mais aussi de cinéma narratif d’une part et d’audacieuses expérimentations sensitives par ailleurs.
Le paysage champêtre où se déroule l’intégralité du récit est une scène métaphysique, un purgatoire dans l’enceinte duquel les personnages fuient pour un temps leur réalité : celle barbare et terrifiante de la guerre civile. Dès les premières images du film, Whitehead et ses compagnons nous seront d’ailleurs montrés comme séparés de l’action principale – le combat – par la barrière concrète d’arbres et de buissons. Mais dans ce lieu mystique, où une lumière diffuse adoucit le contour des silhouettes, le répit s’effacera au profit d’une tourmente intérieure en forme de quête spirituelle. Ne s’étant jamais rencontrés, réunis comme le précisera Whitehead par la pure « alchimie de la coïncidence », les personnages devront apprendre à connaître l’autre pour mieux se connaître eux-mêmes. Car ici chacun est amené à plonger au plus profond de son psychisme, à percevoir toute sa propre laideur dans le miroir brisé du sorcier, avant de renaître au monde, ayant appris enfin à aimer, à s’ouvrir et à ne plus avoir peur.
Jusque-là, A Field in England ne présente pas de réelle originalité. L’onirique miroir, depuis Lewis Carroll, en a vu traverser bien d’autres. Pourtant, de son long premier acte à ses dernières images, le film se montre aussi beau et déroutant que la funeste éclipse qui menace d’obscurcir à jamais les cieux ou que le dérangeant sourire d’un Whitehead illuminé par d’inimaginables visions. Il y a quelque chose de séduisant chez ces personnages à moitié fous qui se révèlent les uns aux autres, chacun possédant – du naïf Friend au despotique O’Neil – une multitude de facettes à l’image du décor qui les entoure. Ce champ grouillant de vie, qui respire et dialogue avec les hommes alors que la démence s’enracine partout, en reste néanmoins le véritable poumon. Faisant danser les hautes herbes, le vent y disperse les spores pour tracer, à couvert, un chemin qui fera traverser aux protagonistes une longue et démentielle séquence hallucinogène pour les mener vers le cœur de l’énigme. Ce sera l’occasion pour Wheatley de mettre en œuvre sa virtuose science du montage avant d’aboutir à une fusillade digne des plus mémorables duels du western all’italiana, ces royalistes et révolutionnaires émergeant de leurs psychédéliques cocons métamorphosés en proto-cowboys.
D’emblée, la qualité littéraire des dialogues et ces tableaux vivants qui ponctuent le récit comme autant de gravures d’époque renforcent la théâtralité de l’ensemble. Il n’y a aucun doute, avec A Field in England nous entrons de plein pied dans un monde où tout n’est que projection d’esprits distordus, et les acteurs s’y épanouissent comme rarement. Tel Whitehead et consorts en proie aux délires, sous l’effet des optiques de Laurie Rose et de la mise en scène de Wheatley le spectateur se laisse joyeusement prendre au jeu de cette perception biaisée. Ainsi s’ouvre-t-on au monde du champ humide où la mystique d’Albion règne plus que jamais dans le brouillard dense. Mais cet univers n’est pas uniquement celui d’un archaïsme d’apparat, il est aussi celui d’un régime inédit des images et du temps. Ce Field in England est un cinéma capable d’inventer des formes pour raconter et faire ressentir d’une manière nouvelle et Ben Wheatley s’impose définitivement, avec ce quatrième et très ambitieux long-métrage, comme l’un des cinéastes les plus prometteurs de sa génération.
Ahh, que j’ai hâte… Toursites et Kill list m’ont terrassé, celui-ci devrait me sublimer ! La b.a. est magnifique, l’affiche est magnifique et ta critique aussi qui me fait davantage trépigner d’impatience. Où as-tu réussi à le voir ? En Angleterre ?
Blu-ray anglais (ils doivent encore l’avoir chez Metaluna entre autres). XVIIe siècle oblige, la langue est assez soutenue et archaïque alors selon ton niveau d’anglais il vaut peut-être mieux attendre une version sous-titrée français. Le film est déjà programmé à l’Étrange Festival en septembre et j’en profiterai pour le voir sur grand écran. C’est très différent de Kill List et Touristes mais je trouve que cette faculté à se réinventer au fil des œuvres est l’une des forces du cinéma de Ben Wheatley.
Bon bah déçu un peu en fait, déçu quand même… Je pense que j’en attendais trop, la b-a m’avait fasciné, le film beaucoup moins. J’ai trouvé les scènes de bavardages très ennuyeuses, pauvres aussi, surtout en comparaison avec les scènes étranges et psychédéliques où Wheatley se laisse enfin aller et montre de quoi il est capable. Mais il a du mal à les lier, à les faire correspondre. Le film en devient disparate, bâtard.
L’intention est là (en plus d’être géniale, c’est vrai quoi, 5 types dans un champ entouré de champignons hallucinogènes, il fallait le faire), mais le résultat n’est clairement pas à la hauteur.
C’est marrant, je n’ai pas eu de mal avec les bavardages du début. C’est certes moins intéressant que la dernière partie du film, mais il fallait en passer par là pour arriver jusqu’à l’expérimentation. Tout n’est peut-être pas réussi, et ça manque certainement de cohérence parfois, mais je préfère une œuvre qui prend des risques et qui se plante un peu à un film qui n’en prend aucun.