Cinéma | Nouvelles du front
A Touch of Sin (Tian zhu ding)
un film de Jia Zhang-ke (2013)
Déclinaison du meurtre au travers des vastes territoires mais aussi du complexe tissu social de la Chine contemporaine, A Touch of Sin scrute les dysfonctionnements de la modernisation et de la croissance économique brutales du pays selon Jia Zhang-ke. Pour composer son récit, quatre histoires qui s’entrelacent sur les plans narratifs ou thématiques, le réalisateur s’est d’ailleurs inspiré de faits divers survenus dans son pays depuis l’an 2000 et qui ont marqué les esprits de ses compatriotes. Pour chaque trajectoire qui se dessine, une interrogation commune s’impose au spectateur : qu’est-ce qui pousse l’Homme au crime ? à faire preuve d’autant de violence envers ses semblables, voire parfois envers lui-même ? La force de ce film aux images d’une implacable mais dérangeante beauté est de trouver, entre chacune des réponses apportées à ce questionnement, autant de résonances profondes que d’éloquentes contradictions.
Tout commence pourtant de la plus paisible des manières. Au milieu d’une interminable route, Dahai se tient à l’arrêt sur sa moto près d’un camion renversé dont la cargaison de fruits a envahi une portion du bitume de sa marrée orange. Le conducteur gît, quant à lui, à terre, reposant désormais en paix dans le froid brouillard matinal. L’image instaure un calme saisissant et intense mais contient aussi en germe l’orage qui ne tardera plus à gronder, injectant toute sa férocité au récit par son souffle puissant. A quelques kilomètres de là, un second motard tombe dans le traquenard tendu par trois hommes armés de pioches. Au lieu de leur livrer le butin escompté, c’est d’un pistolet automatique qu’il va répondre à leurs menaces, dépêchant ses assaillants vers une mort qu’ils ne voyaient sans doute pas arriver de sitôt. Reprenant sa route, l’homme affublé d’un bonnet Chicago Bulls va dépasser Dahai, toujours arrêté en pleine voie. Les deux voyageurs ne se connaissent pas et plus jamais leurs chemins ne se croiseront. Alors qu’au loin retentit une violente explosion, l’on comprend néanmoins à quel point leurs sorts sont étroitement liés.
Ces deux hommes, Dahai et San’er, feront l’objet des deux premiers segments de A Touch of Sin. Le premier, exaspéré par les politiciens corrompus qui dirigent son village et en exploitent la population d’ouvriers, se révoltera contre les autorités en un explosif bain de sang. Drapé d’un tissu où se tapit un tigre, il abattra un à un de son fusil de chasse ceux qui abusent ainsi de ses amis naïfs. Le second découvrira, par son obsession des armes à feu, les avantages d’une vie criminelle en abandonnant son existence de paysan en faveur de braquages violents. Entre ces deux luttes qui s’opposent à l’extrême, l’une perpétrée en désespoir de cause et dans les intérêts de la communauté et l’autre placée sous le signe de l’individualisme le plus éhonté, se situent les histoires de Xiaoyu, hôtesse d’un sauna, et Xiaohui, jeune travailleur migrant. Tous deux témoigneront à leur manière des dérives d’une société où les divisions entre riches et pauvres et un sexisme des plus sordides s’exposent chaque jour avec davantage d’odieuse fierté.
Provenant des téléviseurs qui les rediffusent pour la énième fois, le tintement des sabres du wu xia pian et les outrancières fusillades des polars HK résonnent partout depuis le hors-champ. Il y a dans A Touch of Sin, dont le titre fait par ailleurs écho au classique du film de sabre qu’est A Touch of Zen (King Hu, 1971), quelque chose qui relève du cinéma d’exploitation. Mais cette violence de pacotille, banalisée par tant de productions destinées à la simple consommation de masse, n’œuvre ici que pour donner la réplique à une violence économique plus vicieuse puisque agissant au quotidien et en sourdine. Alors que chaque personnage se rebelle contre sa condition, la violence est exposée pour ce qu’elle est : un phénomène infiniment complexe, souvent compréhensible mais rarement acceptable ; un dernier recours qui transforme à jamais la vie non seulement de ceux qui la subissent mais aussi de celui ou celle qui la perpètre.
Dans chaque image de son film, Jia Zhang-ke nous montre une nation déchirée. Fortune et misère, individu et société s’opposent incessamment en un rapport de force qu’instaurent les cadrages par un jeu entre premier et arrière-plan, champ et hors-champ. Des bords d’un fleuve, depuis leur balcon ou l’écran d’un iPad les personnages, qui nous seront souvent montrés de dos comme autant de témoins des évolutions de leur pays, contemplent ces modèles de réussite qui se dressent, inaccessibles à l’horizon, tels les reflets moqueurs de leur propre déchéance. Il reste donc, à chacun, une longue route à parcourir avant d’atteindre un jour son idéal.
D’un geste assuré, A Touch of Sin écarte pourtant tout misérabilisme en préférant injecter à son récit une salvatrice note d’espoir. Dahai et Xiaoyu assisteront tous les deux, en pleine campagne, à des représentations d’ancestrales pièces de théâtre. L’omniprésence d’animaux, que ce soit par des jeux de représentation ou en chair et en os, nous rappelle l’antique astrologie chinoise et l’animisme propre au bouddhisme. Jia Zhang-ke semble ainsi nous dire que cette cette Chine, sur laquelle plane encore ici et là l’ombre de statues du Grand Timonier, peut réparer ses péchés à condition de renouer avec les valeurs égarées au cours de ses irrémédiables mutations. Déconstruisant l’opposition classique entre tradition et modernité, A Touch of Sin dénonce donc la superficialité de ce mythe tenace pour nous avertir que l’évolution présente ne doit en aucun cas se faire au mépris des leçons du passé.
Bonsoir, j’avoue que j’ai trouvé ce film dur avec une violence inouïe: ça nuit un peu au propos. Parce qu’au bout du compte, je ne sais pas ce que le réalisateur a voulu nous dire à part que de vivre en Chine n’est pas une sinécure. Et ce n’est pas bon pour le tourisme. On n’a pas du tout envie d’aller visiter ce grand pays. Bonne fin d’après-midi.
Je ne suis pas sûr de comprendre où tu veux en venir. Certes, A Touch of Sin donne une image alarmante de la Chine mais le film est tout sauf une carte postale. Si l’exotisme t’a manqué, je pense que tu es peut-être passé à côté du propos.