Cinéma | Nouvelles du front
Goltzius et la Compagnie du Pélican (Goltzius and the Pelican Company)
un film de Peter Greenaway (2012)
Malgré ses problèmes de rythme et son caractère sciemment bordélique, Goltzius et la Compagnie du Pélican est un rappel indéniable de la force visuelle du cinéma de Peter Greenaway. Si le réalisateur britannique ne renoue pas ici avec l’impact viscéral qui faisait la force de films comme Le Ventre de l’architecte (1987) ou Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989), nous assistons toutefois, lorsque sa mise en scène baroque et blasphématoire fait mouche, à un spectacle des plus jubilatoires. Les images aux couleurs vives et contrastées, où les corps nus subissent tour à tour violences capricieuses et voluptueuses caresses, étincellent alors de toute leur décadente force de vivre devant nos yeux ébahis. S’inscrivant dans la lignée de La Ronde de nuit (2007), une œuvre consacrée aux mystères du plus célèbre tableau de Rembrandt, ce nouvel opus de Greenaway est voué à former une trilogie sur les maîtres flamands. Un troisième volet sur Jérôme Bosch conclura le cycle mais, pour l’instant, c’est au travers de la vie romancée du graveur Hendrik Goltzius que le spectateur est convié à interroger la représentation de la sexualité et son interdiction par une succession de régimes.
Peintre, graveur et imprimeur, Hendrik Goltzius se rend à la cour d’Alsace dans l’espoir de soutirer au Margrave, réputé pour ses idées progressistes, les fonds nécessaires à la construction d’une presse moderne. Promettant à son bienfaiteur un Ancien Testament richement illustré, Goltzius se propose de mettre en scène ces mêmes passages bibliques en une série de tableaux vivants. Il espère ainsi convaincre le mécène de la portée humaniste du projet et le persuader, en lui faisant miroiter gloire et fortune, de le rejoindre dans l’onéreuse aventure. Mais dès les premières représentations, les saynètes grivoises concoctées par Goltzius et sa Compagnie du Pélican éveilleront la libido et la jalousie du Margrave pour engendrer de fâcheuses conséquences. Sous d’hypocrites accusations de pornographie, toute illusion de liberté d’expression va bientôt s’estomper et les performances de la troupe deviendront, bien plus que l’argument de vente qu’elles constituaient au départ, une véritable question de vie ou de mort.
Orchestré dans un vaste entrepôt, dont l’architecture jure insolemment avec l’époque du récit, Goltzius et la Compagnie du Pélican se situe entre les univers baroques de Derek Jarman (Caravaggio, 1986) et Federico Fellini (Fellini Satyricon, 1969). À la théâtralité assumée de son scénario, le réalisateur oppose d’incessantes trouvailles cinématographiques, de la surimpression de couches d’images hétérogènes à l’éclatement total du cadre par des effets d’optique ou de montage interne. Commentés par un Goltzius maniant l’ironie avec malice, se glissant librement entre les différents niveaux du récit, les six tableaux dépeignant les amours illicites d’Adam et Ève, de Lot et ses filles ou encore de Salomé et Jean le Baptiste, se muent dès lors en démonstrations visuelles d’une inventivité féroce. À leur centre se déploie une sexualité débridée, débordant de la multitude de cadres pour rendre au récit fragmenté sa cohérence esthétique, l’inséminant d’une indomptable sève libertaire par la transgression virulente du moindre interdit.
Plus ou moins réussies, ces vignettes qui se succèdent et s’interpellent nous offrent le spectacle d’un cinéma vivant, ne rechignant jamais devant la prise de risque dans une quête perpétuelle d’innovation formelle et narrative. Revenant sur les ruses employées par des générations de peintres pour représenter l’érotisme, ainsi que les luttes menées par ces artistes pour imposer leur vision, Goltzius et la Compagnie du Pélican se métamorphose par moments en un émerveillement halluciné de volupté. À l’image de son protagoniste, Peter Greenaway s’ouvre lui aussi aux avancées technologiques qui bouleversent aujourd’hui son propre art et s’empare du numérique pour explorer la possibilité d’images d’une nature encore inédite, envisager l’existence d’un cinéma auquel nul spectateur n’a encore été exposé.