Déviances | B.D.
La Demeure de la chair (Kazuichi Hanawa, 1972)
Il parait que les mangas sont violents et pervers… heureusement que Famille de France n’a pas encore mis la main sur ce petit joyau de sadisme dévastateur, ça ne ferait que les conforter dans leurs opinions. Bien plus que les séries que diffusait autrefois le Club Dorothée, La Demeure de la chair de Kazuichi Hanawa est fait pour pervertir l’esprit des plus jeunes et troubler nos sens par ses tableaux magnifiques de corps tordus par la souffrance. Parce que oui, on en arrive à admirer l’horreur dans ces dessins fourmillants de détails qui font de chaque case une superbe estampe de la cruauté. Âmes sensibles, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Il s’agit ici d’un rassemblement des premiers mangas de l’auteur, parus dans les années 1970 dans des revues marginales telles que SM Select, Action ou le magazine avant-gardiste Garo qui a lancé ceux qui deviendraient les maîtres contemporains de l’ero guro. Terme inventé autour des années 1930 au Japon, il désigne une forme d’érotisme cruel, mélangeant sexe et gore. L’humour y fait aussi de régulières incursions, mais un humour tout particulier, bien japonais et difficile à appréhender par les non-initiés dès lors que les scènes de torture se succèdent sur les corps alanguis de jeunes beautés de tous sexes. L’instigateur notable du genre en littérature est le grand Edogawa Ranpo, auteur de contes cruels et fantastiques comme La Bête aveugle ou Le Lézard noir1. Au panthéon des influences sur les auteurs du genre, le suivent de près le pervers Marquis de Sade et le terrible Georges Bataille.
Kazuichi Hanawa fait parti des précurseurs de l’ero guro en manga. Grand amateur d’armes à feu, il fut un collectionneur fervent. Mais dans un pays qui n’a même plus le droit à sa propre armée depuis la Seconde Guerre mondiale, la possession et le port d’arme est formellement interdit. Bim, 3 ans de prison dans les années 1990. Son expérience pénitentiaire est d’ailleurs relatée dans deux volumes qui ont fait connaître le mangaka en France (Avant la prison et Dans la prison chez Vertiges Graphics) et que je suis bien curieuse de lire, ne serait-ce que pour disposer d’un témoignage sur la vie dans les prisons japonaises. Comment un pays si respectueux des règles et dont les habitants sont si soucieux de ne pas faire de vagues gère-t-il ses marginaux ? Moi, ça m’intrigue.
En France, Hanawa est aussi connu pour ses adaptations de contes japonais datant des années 1980 (Contes fantastiques chez Kana, Tensui l’Eau Céleste chez Sakka) ainsi que pour ses histoires fantastiques d’une cruauté bien moindre que celle contenue dans ses œuvres certes, de jeunesse, mais pourtant déjà bien matures : c’est en effet un véritable déferlement de sadisme et de fureur qui se dégage des œuvres contenues dans La Demeure de la chair, et bien entendu majoritairement féminine. Attention, femme méchante…
Ici, chaque case est un tableau en soi, une estampe que le lecteur est invité à admirer et qui, à elle seule, raconte quelque chose, rappelant même les muza-ne : ces tableaux cruels du XIXème représentant des meurtres sauvages et des scènes de tortures sadiques. Ce n’est pas pour rien que Hanawa a longtemps été attiré par l’illustration, comme on peut l’apprendre dans la préface. La force de son dessin n’est pas dans la dynamique traditionnelle de lecture de manga, habituant l’œil à zapper d’une case à l’autre, toutes épurées et allant à l’essentiel. Ici chaque case représente un paysage de la cruauté humaine, chaque détail est soigneusement travaillé alors que les expressions des personnages sont globalement toutes identiques : détresse et perversité, souvent mêlées. On retrouve d’ailleurs cette manie toute japonaise de brouiller la frontière entre douleur et plaisir, sadisme et masochisme. Si la palette d’émotions des personnages n’est pas bien développée, on ne peut pas s’empêcher de se dire qu’il ne s’agit pas d’un hasard. Tous les personnages sont des bourreaux potentiels et il arrive régulièrement que la situation se retourne contre le lecteur et que la victime s’avère en fait être le manipulateur pervers. On plonge donc en plein brouillard nippon, ce traître qui donne l’illusion de poser des rôles bien établis et reconnaissables (le samouraï, l’épouse dévouée, la victime sur qui s’acharne le sort) pour les transformer l’instant d’après et rendre l’histoire plus cruelle encore.
Je pense même qu’il s’agit d’une œuvre purement japonaise que nous autres, pauvres occidentaux, auront du mal à appréhender entièrement tellement elle s’inspire de l’oxygène du Japon traditionnel, du shintoïsme au zen en passant par le kabuki (un Carambar à celui qui sera capable de m’expliquer l’histoire « Le chat revenant »…). L’héritage culturel des estampes y est flagrant, d’abord par le choix de la période historique, majoritairement celle de l’ère Edo (circa 1600-1858, les samouraïs, les guerres entre shogun, le chanbara, tout ça tout ça) qui, il faut bien le dire, frappe l’imagination de par ses styles vestimentaires et ornementales bien repérables. On retrouve aussi cet héritage dans le sens du détail d’une précision de fétichiste. Loin d’appauvrir l’image, le noir et blanc rehausse la beauté des hiragana/katakana (il faudra d’ailleurs m’expliquer un jour la différence), des jardins, des kimonos… et bien sûr des parties torturées du corps, des mains vicieuses, des gouttes de sang. Bienvenu dans l’univers merveilleux de l’horreur magnifiée !
Comme pour enfoncer encore plus le clou de l’admiration pour la tradition visuelle nippone, Hanawa adapte des contes de fantômes japonais qu’on peut retrouver retranscrits chez nous en littérature par Lafcadio Hearn par exemple (un autre taré lui aussi, un irlandais du XIXème siècle parti vivre au Japon avant même qu’en Europe on sache que c’était un vrai pays). Contrairement à la volonté intrinsèque de ces contes, ici Dame Nature ne joue pas d’autre rôle que de participer à la cruauté des événements. Pas de réflexion philosophique sur la place de l’Homme, sauf pour asséner le coup de massue du destin et du karma sur la tête des personnages. La morale est toujours présente, mais ce n’est que pour la forme : l’important reste la beauté cruelle des images de cette femme jetant un bébé du haut d’un pont, de cette jeune beauté enlevée par la créature hideuse des rizières, de cet innocent descendant dans la tanière parsemée de crânes de la femme-araignée…
Important aussi, l’humour souvent absurde qui fait partie intégrante du genre de l’ero guro, parfois appelé ero guro nansenu. Si parfois on ne sait si on a affaire à du lard ou à du cochon (comme cette planche qui représente un samouraï battant sa femme agrémentée de très neutres « Aah, ça fait mal. »), c’est ici surtout que la voix de l’auteur se fait entendre, jouant sur les attentes narratives d’un lecteur qui ne l’avait pas vu venir (« Comme il n’y a plus assez de pages, le soir même je les ai égorgés pendant leur sommeil. ») ou se moquant de son propre rôle (« Je n’arrive pas à dessiner cette case, je suis nul, je veux mourir. »)
Enfin, on ne peut évidemment pas manquer ici le rôle de la femme, toujours perverse et cruelle même dans la position de victime. Car comme nous l’avons vu, la victime devient souvent bourreau et les supplices de ces femmes qui finissent toujours mal prennent des allures de punitions divines. Mais ici ce n’est pas une question de morale : si elles ont parfois l’air de subir une punition, c’est moins par respect de valeurs qui obligeraient à réprimander la vilenie que pour le plaisir sadique de voir des femmes dénudées, en sang, le visage crispé de souffrance. On ne peut pas éviter l’incontournable pensée aux 120 journées de Sodome. Avec en plus les thématiques de la maladie ou du regard, Bataille non plus n’est jamais bien loin. La dimension érotique se mêle à celle de la cruauté aussi bien pour les personnages que pour le lecteur. Tout y est: amour contre nature et jeux sadiques, pédophilie, viol, zoophilie, coprophagie… On n’est pas ici dans de l’érotisme tranquille : on y tourmente, on y gémit, on y saigne, on y égorge, on y chie, on y pleure, on y séquestre, bref c’est une véritable maison des horreurs où il ne fait pas bon rester. Mais que ces horreurs sont dessinées avec grâce et attention ! Quel travail dans la finesse du dessin ! Quelle pesanteur gracieuse dans cette ambiance à l’air vicié ! On en ressort en recherchant l’air frais mais vous aurez beau ouvrir la fenêtre, les images d’une beauté monstrueuse continueront à vous hanter. N’entre pas dans cette Demeure de la chair qui veut…
1La Bête aveugle et Le Lézard noir : ces deux récits les plus célèbres d’Edogawa Ranpo ont été adaptés au cinéma par Yasuzo Masamura en 1969 et Kinji Fukasaku en 1968, respectivement. Le second donne par ailleurs son nom à l’éditeur français de La Demeure de la chair, chez qui vous trouverez bien d’autres exemples d’ero guro dans des éditions très soignées.