Cinéma | Nouvelles du front

The Master
un film de Paul Thomas Anderson (2012)

The Master - Paul Thomas AndersonDe retour aux Etats-Unis après la fin des combats dans l’océan Pacifique, Freddy Quell connaît, comme tant d’autres vétérans de la Seconde Guerre mondiale, de grandes difficultés de réinsertion sociale. Ayant sombré dans l’alcoolisme, son comportement erratique et sa sexualité débridée ont pris le dessus, faisant de lui un animal imprévisible poussé davantage par l’instinct que la raison. Lorsque cet homme incontrôlable croise le chemin de Lancaster Dodd, fondateur d’un mouvement spirituel appelé la Cause, le gourou en herbe le prend sous ses ailes, obsédé par l’impression de l’avoir rencontré lors d’une vie antérieure mais avide aussi de la puissante gnôle concoctée par son nouveau protégé. Freddy deviendra son bras droit et son compagnon de jeu ainsi que le docile cobaye de ses travaux ; des expériences inspirées par la psychanalyse mais menées opportunément et avec un dangereux charlatanisme.

Si le sujet de l’asservissement moral et le titre du nouveau film de Paul Thomas Anderson renvoient explicitement à la dialectique du maître et de l’esclave selon Hegel, c’est la relecture en filigrane d’un autre texte, La Naissance de la tragédie de Nietzsche, qui confère une véritable ampleur à la relation entre ses protagonistes. Freddy se laissera séduire par l’éloquence de Lancaster Dodd, dont il admire le charisme exceptionnellement maîtrisé, alors même que le gourou lui envie sa fougue et son indépendance. Ainsi, entre les deux et en chacun, le dionysien et l’apollinien se livrent à une farouche bataille ; deux éléments que l’on ne retrouvera pas toujours du côté où ils étaient attendus. Au fil des longues journées passées ensemble, l’amitié entre Freddy et son maître se noue et leurs différends s’accentuent jusqu’aux inévitables éclatements et retrouvailles qui émaillent le film. Si leur adversité est constante, leur relation est aussi ponctuée d’instants où la tendresse filiale se fait palpable, dépeignant une interdépendance complexe entre les deux hommes.

The Master - Paul Thomas AndersonSous les traits de Joaquin Phoenix, Freddy Quell apparaît immédiatement – coiffé d’un casque et clope au bec – comme un rescapé de La Ligne rouge de Terrence Malick (1998). La fuite et, par complémentarité, l’enfermement serviront de leitmotivs à l’ensemble du récit symbolisés par deux séquences ; d’abord celle où Quell et Dodd se disputent depuis leurs cellules voisines, ensuite celle de leur chevauchée motorisée au milieu d’un vaste et vertigineux paysage désertique. Alors que Freddy cherche à fuir les erreurs du passé dans le paradis artificiel de l’alcool, pour P.T. Anderson il s’agit d’une toute autre chose. On sent en effet que le fils prodigue d’Hollywood aimerait ici, par la citation, s’émanciper de l’emprise de ses maîtres à lui ; notamment dans ce plan emprunté au final de La Prisonnière du désert (Ford, 1956) qui permettra à Freddy d’entrer de plein pied dans le récit qui l’unira à Dodd. Débarrassée des impressionnants mouvements de caméra qu’il aimait tant déployer autrefois, sa mise en scène vise l’épure et oscille entre le classicisme propre à la période évoquée, notamment dans les éclairages, et une modernité absolue du montage soutenue par la musique de Johnny Greenwood.

Au deuxième visionnage, l’étrangeté onirique qui imprègne The Master s’affirme. L’ambiguïté narrative et les apartés clandestins entre réalisateur et spectateur se font davantage ressentir, l’imaginaire et la réalité deviennent toujours plus inextricables l’un de l’autre. Sous ses auspices de récit linéaire, le film d’Anderson est surtout cet enchevêtrement de souvenirs réels et fantasmés, ce flux continu de temps rêvés au passé comme au présent. L’on se rend compte que de nombreuses scènes clefs évoquées dans le dialogue – les traumatismes de Freddy Quell qu’ils soient liés à la guerre ou d’ordre familial, ses deux premières rencontres avec le gourou Lancaster Dodd – sont laissées hors-champ, se dérobant donc au regard des spectateurs. Le film procède ainsi en creux, laissant une grande place aux non-dits et à l’omission mais aussi, dans une veine wellesienne, au subterfuge.

The Master - Paul Thomas AndersonSi The Master empile les références, de Doris Day au Troisième homme (Reed, 1949), ce n’est au final que pour mieux déconstruire l’illusion de l’appareil cinématographique. Freddy est un menteur. Le maître est un menteur. Anderson en est un lui aussi semble indiquer Val Dodd qui, les yeux rivés sur le spectateur, s’exprime à propos de son père : « He’s making all of this up as he goes along. You don’t see that? » Ainsi s’opère, à l’image de Freddy composant un explosif cocktail dans l’obscurité protectrice d’une chambre noire, la mise en abyme du cinéma au travers de ces personnages en constante élaboration de faux-fuyants. Lors de leur somptueuse et ultime confrontation, Quell et Dodd se révéleront dans une sérénité totale être tous deux en quête d’une même liberté inatteignable. Mais, semble chuchoter Anderson derrière le voile de ses magnifiques images, il leur est toujours permis de rêver. The Master sera assurément l’un des plus beaux songes de 2013.

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