Déviances | B.D.
Druuna (Paolo Eleuteri Serpieri, 1985-2003)
Druuna de l’Italien Paolo Eleuteri Serpieri est une série composée de huit tomes, dont le premier est paru en France en 1986 chez feu l’éditeur Bagheera. Entre science-fiction et érotisme, le premier volume conte les aventures de la belle Druuna, prisonnière d’un monde étrange empli de créatures lovecraftiennes, qui n’ont gardé de leur humanité qu’une libido surdéveloppée et une attirance toute compréhensible pour celle qui semble être le seul élément de beauté qui subsiste en ce monde corrompu par la lèpre. Alors que Druuna mène son enquête, le lecteur découvre peu à peu les origines de cette ville perdue et de ses habitants plus ou moins amicaux. C’est ce mélange de sexe et de mort, d’Eros et de Thanatos, qui fait la qualité de cette série qu’on lit avec fascination.
Ni vraiment grand public, ni vraiment érotique, Druuna est un cas particulier dans la bande dessinée européenne : elle se positionne pile dans la frontière entre les genres – toujours la plus intéressante, évidemment. En suivant les déhanchés de la croupe majestueuse de l’héroïne, le lecteur sort de sa zone de confort dans cette ambiance pesante à souhait, rendue pourtant terriblement érotique par la simple présence de Druuna. Doit-on être émoustillé ou dégoûté ? C’est la question que se pose inlassablement le lecteur qui ne pourra s’empêcher d’être un peu des deux à la fois, provoquant ainsi un perpétuel malaise libidineux. Car dans cette série, les deux notions vont de pair : la beauté de Druuna, certes renversante en elle-même, est mise en valeur par la laideur du background, des personnages principaux difformes, des monstres tentaculaires et turgescents, des haleines chargées de miasmes des amants. La notion de maladie – aussi bien physique que psychologique – revêt une importance énorme dans cet huis-clos labyrinthique où personne, exceptée Druuna, ne peut échapper à la décadence de la chair ; pas même le lecteur. Car le Mal, cette maladie contagieuse qui se propage dans tous les secteurs de la Cité, corrompt les personnages au fur et à mesure et la notion de maladie est omniprésente. Stéphane Beaujean dans l’Anthologie de la bande dessinée érotique explique très bien l’inter-dépendance qui se joue entre Druuna et la mutation cauchemardesque des corps : « C’est l’apparition du SIDA qui change tout. Paolo Serpieri et sa créature Druuna incarnent bien ce malaise et sa myriade d’échos sur les mentalités. Héroïne d’un futur pessimiste, bombe sexuelle, Druuna est une miraculée. […] Le corps des amants, ravagé par la mort, contraste avec celui, parfait, dans ses courbes sensuelles comme dans sa pureté immunitaire, de la généreuse Druuna. »1 Dans ce monde hideux et lubrique où les hommes ressemblent à des créatures tirées de l’imaginaire de Clive Barker, la belle Druuna est le seul être sain, porteuse de vie et de sexe.
Pourtant, on ne peut pas la qualifier d’héroïne dans le sens classique du terme. C’est un personnage passif, presque enfantin, qui ne comprend rien à ce qui lui arrive. Perdue dans le labyrinthe du scénario, son leitmotiv dans ces huit tomes est « j’y réfléchirais plus tard… ». Ce n’est ni une intellectuelle, ni une guerrière puisqu’elle passe son temps à fuir une menace ou à obéir aux ordres qu’on lui donne. Elle se révèle même parfois frivole car, dépassée par les évènements, son attention se concentre sur la superbe lingerie qu’on lui propose et qui la met si bien en valeur. Pourtant, elle ne montre que rarement des traces de pudibonderie puisqu’elle est prête à tout pour sauver sa peau, même à se prostituer, et heureusement : n’oublions pas après tout qu’il s’agit de BD érotique ! Son rapport au sexe est parfois calculé, parfois spontané. Elle aime se perdre dans les joies simples du corps, et puisqu’elles sont si rares en ce monde mourant, elle s’y donne à fond. Mais la menace de la maladie pèse toujours, et la scène de sexe qui semblait si naturelle, si positive, se transforme rapidement en cauchemar avec la métamorphose de l’amant en une créature infernale.
Car la grande intelligence de cette série est de faire peser une menace invisible durant tout son scénario. Que ce soit celle des monstres hideux et affamés, des prêtres et des soldats chargés d’exterminer tout individu louche, des habitants dégénérés ou simplement de la contagion, la peur est omniprésente et de chaque coin d’ombre peut surgir un danger potentiel. Cette menace perpétuelle, cette peur de la mort ne peuvent rendre le désir pour Druuna que plus fort, et les réactions exagérément libidineuses des personnages, si peu crédibles dans les BD érotiques traditionnelles (mais tellement pratiques !) se comprennent et se partagent : parce que le sexe et la mort ont toujours fait bon ménage. J’imagine que l’on peut aussi y voir l’influence des ravages du SIDA dans les années 1980, qui a traumatisé toute la génération ayant à la fois connue l’apogée de la liberté sexuelle et le désenchantement de la découverte des virus sexuellement transmissibles. Vu qu’il n’existe quasiment pas d’interview de Serpieri sur la question, il nous faudra malheureusement nous contenter de « si ».
Nous voilà donc confrontés à une BD érotique débandante qui accumule sur une page les cases sensuelles nous offrir une bonne grosse douche froide dès la suivante. On est ici loin des BD porno bas-de-gamme, des supports masturbatoires au scénario à peine plus évolué que celui des vidéos amateurs de YouPorn. S’il n’y a peut-être aucun message politique sous-jacent, on peut au moins y déceler une évidente réflexion sur la nature humaine. Ce n’est pas un hasard si le combat qui fait rage dans les premiers tomes est celui de la matière (Delta, l’ordinateur malade qui gère la Cité) contre l’esprit (Lewis, qui n’est plus que pur pensée, une tête flottante entretenue par des machines). Et oui, on a tiré le gros lot : on ressort ses cours de philo de terminal et on retrouve l’opposition platonique entre l’âme et la matière, entre les émotions et la raison. Si on m’avait dit que je trouverais tout ça dans une BD érotique… Mais ce n’est pas aussi simple que ça. En effet, au fur et à mesure des tomes, les frontières deviennent floues et on perd la transposition habituelle raison = machine = métallique et sentiments = humain = biologique. Ce serait beaucoup trop simple ! Non, la machine elle-même se mêle à l’humain (Lewis/Shastar) et devient folle à son tour, créant des créatures mi-de chair mi-mécaniques. C’est aussi la machine qui est (peut-être ?) à l’origine du Mal qui frappe les humains, ces êtres pourtant organiques…
Je ne le répéterais jamais assez : on est ici bien loin du scénario basique de bande dessinée érotique « à la papa » (une fille se fait prendre par un homme, une fille se fait prendre par trois hommes, une fille se fait fouetter par un homme, deux filles font du sexe ensemble, une maîtresse SM apparaît et fouette la fille…). Alors oui, les scènes de sexe représentées (lorsqu’elles ne cachent pas de mauvaises surprises du type « Druuna fait l’amour langoureusement à son amant qui s’avère en fait être un horrible mutant tentaculaire ») ne sont pas d’une originalité renversante, mais pour la simple raison que les pratiques sexuelles ont rarement été révolutionnées depuis le premier braquemart des hommes des cavernes. Toute la force de cette série érotique réside dans l’ambition du scénario. Ambition à la fois esthétique avec ce mélange douloureux du beau et du laid, de l’organique et du métallique, mais aussi intellectuelle avec un véritable scénario de science-fiction et des références multiples au monde artistique. Sans compter la réflexion sous-jacente sur l’importance du rêve ; du fantasme qui prend presque toujours le pas sur la réalité. Cette thématique du rêve fonctionne d’ailleurs en duo avec celle de la métamorphose. Elle est ici constante : le Mal transforme les corps et ce qui était un humain dans une case devient une créature de cauchemar faite de chair à vif, de tentacules et d’yeux ; les illusions de Lewis transforment en bellâtre bien membré ce qui n’est rien d’autre qu’une tête de vieillard flottant dans du formol.
Comme les japonais l’ont bien compris (si vous êtes sages je vous ferais un billet sur la métamorphose au Japon), le changement d’état va de pair avec le rêve, et la métamorphose constante des choses n’est rien d’autre que la mise en pratique de l’idée que la vie n’est qu’un rêve et que la réalité n’existe pas. Dans Druuna, c’est tout pareil : comment se fier à la réalité lorsque l’une des preuves physiques les plus empiriques (le plaisir charnel) ne s’avère même plus fiable ? Comment rester sain d’esprit lorsque l’on s’accroche vainement à une réalité qui peut glisser à tout instant ? Le caractère trompeur du plaisir physique même, parce qu’il est bon et salvateur dans cet univers déliquescent et souillé, semble n’être rien d’autre qu’un appel à en profiter sans se poser de questions, à un carpe diem généralisé. Et quel meilleur support pour faire passer ce message qu’une BD érotique ?
Attention hein, n’allez pas non plus prendre cette série pour une adaptation sexy de La Critique de la raison pure (je demande à voir tiens, ça pourrait être rigolo…). On se contente la plupart du temps de suivre des yeux la belle Druuna, de la regarder courir d’une horreur à une autre tout en profitant d’un dessin magnifique sans tellement suivre le scénario, un poil chaotique. Car pour les braves qui tenteront comme je l’ai fait de suivre la logique narrative, bon courage ! Si les huit tomes de la série restent fidèles à l’ambiance glauque du début et que l’histoire s’enrichit progressivement de nouveaux personnages, chaque volume commence sur une interrogation que n’expliquera jamais entièrement sa conclusion. Je soupçonne les acteurs de l’époque (auteur ? éditeurs ? lecteurs ?) d’avoir voulu tirer sur la corde pour avoir encore plus de Druuna, quitte à finir avec un scénario quelque peu bordélique. Mais comment leur en vouloir ? Car si les amateurs de logique pure s’arracheront les cheveux, les inconditionnels des formes de Druuna évoluant dans une ambiance morbide faite de chair malade et de métal rouillé ne pourront qu’être séduits par cette variation sur les mêmes thèmes : la mort, le sexe, la chair, le rêve, la douleur, les pulsions. Il faut dire aussi que la thématique du rêve aide bien à passer sous silence certains passages un peu faiblards, sans parler de celle du voyage dans le temps. On recourt ici souvent à la pirouette scénaristique habituellement agaçante du « tout ceci n’était qu’un rêve ! » mais qui, une fois sur deux, s’avère une réelle avancée dans l’histoire. Du coup, une fois encore, le lecteur s’interroge : cette scène était-elle purement gratuite ou expliquait-elle un point obscur du scénario ? Le cul entre deux chaises je vous dis.
Il faut aussi préciser qu’il n’existe aujourd’hui en français que les volumes des éditions Bagheera, tous épuisés (mais trouvables d’occasion à des prix humains) et pas toujours très fiables. La traduction est souvent approximative, les appels de notes, lorsqu’ils renvoient à quelque chose, sont faux, les résumés des débuts de tome sont parfois plein de contre-sens… Bref, on sent la patte des éditions de BD érotiques des années 70-80 faite à base de récupération à bas prix de planches d’auteurs étrangers, de traductions par dessus la jambe et d’impressions à la va-comme-j’te-pousse, sous prétexte que la BD érotique n’a pas besoin d’un travail en amont pour que le lecteur puisse sceller les pages de son foutre. Messieurs les éditeurs qui, vous qui commencez à comprendre qu’il y a de la qualité dans ce domaine, on attend votre réédition de pied ferme !
1Anthologie de la bande dessinée érotique, établi et commenté par Vincent Bernière (Beaux Arts éditions, 2012)