Omaha Danseuse Féline
une bande dessinée de Reed Waller et Kate Worley (1978-2006)

Omaha Danseuse Féline

Omaha la strip teaseuse est la plus belle chose que le bar topless Kitty Korner ait jamais connu, et vous aussi amis lecteurs. D’abord pensé à la fois comme un pied de nez à la censure de l’époque et comme une nouvelle manière de raconter l’amour, Omaha the Cat Dancer est un pur produit de la fin des 1970’s américaines dans ce qu’elles ont de plus provocant, politique et joyeux.

La série débute en 1978 dans le fanzine furry Vootie sous le nom « The adventures of Omaha ». Ces premières planches sont écrites et dessinées par Reed Waller tout seul dans son coin. Inspiré à la fois par une remarque lancée par un confrère sur l’absence de sexualité dans le furry (ce qui nous fait bien rire aujourd’hui) et par les aventures d’un bar topless publiées en BD à cette même époque (« Charlie’s Bimbo »), Reed Waller part plusieurs semaines pour un voyage dans les bas-fonds de Saint Paul, capitale du Minnesota, ville du glamour s’il en est. Son carnet de croquis à la main, sûrement ses billets de 1$ dans l’autre, il écume les bars topless de la ville et s’imprègne de l’ambiance. En ressort le personnage d’Omaha, une magnifique strip-teaseuse chat complètement décomplexée mais confrontée à la vie de tous les jours. Car si Omaha the Cat Dancer est une BD qualifiée d’érotique, il s’agit avant tout des tranches de vie d’une jeune fille plongée dans un univers qu’on cherchait (et qu’on cherche toujours) à cacher pudiquement sous le tapis de la bienséance. De sa rencontre avec sa meilleure amie Shelley à ses magnifiques parties de jambes en l’air en passant par la confrontation avec la censure de l’époque ou ses problèmes de fric, Omaha ne nous cache rien de sa vie privée. Bien que cette période soit faste en récits réalistes, Reed Waller est le premier auteur de BD à introduire la notion de sexualité dans le chaste genre du furry.

Omaha Danceuse Féline (Reed Waller et Kate Worley, 1978-2006)Pendant plusieurs années Omaha vit sa vie dans plusieurs fanzines (Bizarre Sex, E-Man, Dope Comix…) avant de sortir dans les kiosques en tant que comic à lui seul en 1984. En 1986, la créativité scénaristique de Waller est à bout de souffle. Sa compagne du moment, Kate Worley, vole à son secours en lui suggérant quelques lignes directrices et quelques nouveaux personnages, pour finalement devenir la scénariste officielle d’Omaha. Même si la transition s’est faite en douceur et ne saute pas aux yeux, Kate Worley transforme peu à peu le comic léger et sexy en une histoire plus profonde, plus engagée et plus intelligente. Et toujours sexy, bien sûr. Très vite, le succès de la série est aussi bien critique que populaire et s’en suivent moultes rééditions et traductions dans d’autres pays. Malgré l’accident de voiture de Worley et la bataille (gagnée) de Waller contre le cancer du colon, le comic sort toujours à rythme irrégulier et survit même quelques années à la séparation du couple. Bien qu’arrêté en 1995, le comic reprend en 2002 lorsque le couple décide de clore la série à la demande d’un éditeur qui souhaite publier l’intégrale. Kate Worley ne verra malheureusement pas la fin, emportée en 2004 par un cancer du poumon. C’est son mari, le scénariste James Vance, qui, à la demande de son épouse, a réuni toutes ses notes et en a déduit une fin digne de ce nom pour Omaha.

Omaha Danceuse Féline (Reed Waller et Kate Worley, 1978-2006)L’histoire commence comme une belle excuse à montrer le quotidien de la sulfureuse strip-teaseuse avec quelques scènes de sexe et de nudité (justifiées), puis évolue petit à petit en polar aux multiples rebondissements : un mystérieux « Charlie », des poursuites en voitures, des fusillades, des magouilles politiques, des révélations… et tout ça dans une BD classée érotique! Non, bien plus qu’un simple comic « à lire d’une main » comme disait l’autre, Omaha est un polar politique, une comédie d’amitié féminine, une tranche de vie sur le quotidien d’une superstar érotique, un drame romantique autour d’un couple déchiré… et effectivement une BD érotique avec ses scènes de sexe émoustillantes, et pourtant d’un réalisme et d’une sincérité touchants. Le personnage d’Omaha est en effet une bombe sexuelle, mais c’est avant tout une jeune femme en proie aux mêmes angoisses, aux mêmes pulsions, aux mêmes envies que n’importe quelle femme décomplexée de son âge dans l’Amérique de cette époque. À la fois radieuse et colérique, compréhensive et capricieuse, attentionnée et exigeante, on sent ce personnage construit avec l’amour comme ciment et une forte part autobiographique comme matériau de base. Car chez Omaha, ce sont ses relations aux autres personnages, aussi bien amicales qu’amoureuses, qui permettent au lecteur de s’approprier ce personnage attachant.

Dépassant les scènes de sexualité gratuites (même s’il faut bien avouer que c’est d’abord par cette porte-là qu’on entre dans la série), Reed Waller cherche d’abord à parler des relations humaines qui entourent la sexualité :« Je cherchais déjà depuis un certains temps une nouvelle approche du sexe et de l’amour dans la bande dessinée, quelque chose qui ferait ressortir la tendresse, l’humour, la singularité, la difficulté et le caractère unique des relations amoureuses et amicales pour toucher les lecteurs ». En cela, on peut dire qu’il a touché juste puisque c’est exactement ce qui se passe ici. La justesse, le naturel et la complicité du couple Omaha/Chuck respire l’expérience vécue d’un couple heureux.

Omaha Danceuse Féline (Reed Waller et Kate Worley, 1978-2006)La série nous initie aussi au monde sous-terrain de l’industrie de l’érotisme et affiche une certaine volonté de raconter le quotidien des « travailleuses du sexe » : l’entrée dans le milieu, les rapports avec les clients, le patron, la vie de tous les jours d’une pin-up élue « Minou du mois » et ce qu’il en résulte sur son rapport aux hommes. L’astuce est bien connue, en éclairant les choses on efface la part de mystère qui les entoure, et donc la part de fantasme. Ici, c’est pareil : en expliquant le quotidien banale d’une créature de rêve, on la descend de son piédestal érotique tout en dédramatisant ce type de métiers honteux. On comprend vite que pour ces filles, le strip n’est qu’un métier comme un autre, sympa pour qui aime danser et qui peut parfois rapporter. Les auteurs le débarrassent de ses doubles oripeaux de job à la fois sale et glamour.

Job sale d’abord, parce que c’est aujourd’hui encore considéré comme un job honteux et infamant, exercé d’abord par des personnes sans aucune estime d’elles-mêmes et réduites à s’exhiber pour manger. Pourtant, Omaha est l’exemple le plus frappant que les métiers du sexe peuvent aussi être exercés avec fierté et professionnalisme. Telle une Ovidie post-moderne, Omaha se sert fièrement de son magnifique corps pour s’éclater en dansant et en se laissant contempler. Elle est la fierté incarnée. Et ce n’est pas son mec qui va la détromper en lui affirmant que ses clients, loin de la dénigrer, l’admirent (« Tu ne vas peut-être pas me croire, mais ils te respectent, ces mecs. Tu les impressionnes. »).

Glamour ensuite car qu’est-ce qui pousse le client à glisser un billet à une fille qu’il ne touchera pas, si ce n’est le fantasme ? Réponse partielle : l’imagination débridée du spectateur qui s’imagine qu’une fois rentrée chez elle, la vie sexy de la danseuse continue. Parce que dans son esprit en rut, elle est classée dans la case « sexe ». Et bien non, car même si Omaha a en effet une vie privée fort décomplexée, elle ne tourne pas autour de ça. Une scène particulièrement parlante la montre en compagnie de sa meilleure amie Shelley, regardant ses propres photos coquines publiées dans le Playboy local : le chapitre alterne photos sexy et commentaires racoleurs du magazine avec les réactions des filles, mortes de rire devant le kitch des poses et se racontant les dessous moins glamours de certaines images. Cette scène d’abord sexy, puis rapidement à forte tendance débandantatoire permet de désérotiser ces métiers qui fonctionnent sur l’érotisme et l’imagination du client. En cela cette série établit un rapport sain avec la sexualité en montrant clairement que le sexe mis en scène n’a rien à voir avec celui de la vie réelle. Et Chuck le copain d’Omaha ne s’y trompe pas : comment garder une part de mystère et d’érotisme dans le couple quand on se dévoile tous les soirs devant une horde d’yeux assoiffés de seins ? Lorsqu’ Omaha s’interroge (« Mais quand je me trémousse sur scène, je montre tout ce qu’il y a à voir. Je n’ai plus de secrets pour toi. »), Chuck la rassure et prouve que lui aussi sait faire la différence entre la femme du podium et celle dans ses bras.

Omaha Danceuse Féline (Reed Waller et Kate Worley, 1978-2006)Bien que le personnage d’Omaha soit d’abord vendu comme une pin-up, une pure créature de branlette, on découvre vite que l’accent est mis dans le comic sur son caractère de jeune fille comme une autre qui se débat avec sa libido, ses envies, ses pulsions, et qu’elle sait séparer son boulot de sa vie privée. Salope oui, mais uniquement quand elle en a envie. En même temps rationnelle, elle comprend le poids du fantasme que son boulot crée chez les hommes, et dissocie la physique des sentiments. Les deux filles rigolent souvent des réactions que leur métier provoque chez les hommes et Omaha ne tombe jamais dans l’attitude hypocrite de la fille offensée que son copain ne bande pas uniquement pour elle au strip-tease. Par son humour et ses propos crus voire médicaux, Omaha désacralise le corps de la femme en lui permettant d’être plus qu’un objet de désir. En cela la série est bien évidemment profondément féministe pro-sexe, véhiculant une idée générale de liberté du corps de la femme et surtout une nécessité pour le sexe féminin de prendre en main leur sexualité et la représentation de leur anatomie.

Omaha Danceuse Féline (Reed Waller et Kate Worley, 1978-2006)Bien sûr, on ne pourra pas s’empêcher de noter un certain angélisme dans la représentation du milieu du sexe, montré surtout comme un grand bordel joyeux uniquement entaché par des magouilles politiques. Sans même parler de SIDA (à la fin des années 70, les États-Unis commencent à peine à prendre conscience du problème), ici pas de drogues dures, pas de viol, pas de maladies, pas de prostitution forcée. Personnellement, j’interprète le ton volontairement optimiste de la série non pas comme une idéalisation déplacée mais surtout comme une tentative pour changer du point de vue misérabiliste habituel qui dénigre ce type de boulot. Oui, semble proclamer Omaha, le milieu du sexe peut AUSSI être joyeux et sain. Il faut dire aussi que pour un polar érotique, Omaha n’est quand même pas une série très sombre. Certes il y a magouille, violence, parfois meurtre, mais le ton général reste enjoué et le traitement anthropomorphique du furry donne un aspect à la fois érotique et câlin aux personnages. On s’approche presque du Disney, surtout dans les dessins les plus récents où le trait est sûr, épais, ronronnant. Sans l’ombre d’un doute, l’érotisme de nombreuses pages vient de ces personnages animalisés, et donc éloignés de tout réalisme. Dans le débat classique de Porno photo Vs Porno dessiné, le comic se situe immédiatement du côté de l’imaginaire. On ne cherche pas la vraisemblance ici, on trouve le sexy de corps suffisamment humains pour permettre l’identification, mais animalisés pour garder une part au fantasme. Évitant les gros plans gynécologiques sans pourtant rien omettre de l’essentiel, montrant une vie sexuelle suffisamment délurée pour être sexy mais sans relations malsaines, Omaha est une ode au sexe joyeux et libéré, sans prise de tête mais responsabilisé. Malgré le climat de censure généralisée qui s’abat sur le monde des comics américains à cette période, Omaha n’a jamais été réellement inquiété par la justice. Bien sûr, lors de nombreux procès aux librairies pour vente de matériels obscènes, Omaha faisait partie du lot ; mais bien que souvent incriminée, la série se retrouve toujours amnistiée. Elle est finalement jugée « not indecent » par le Tribunal des Publications Obscènes de Nouvelle-Zélande et la charge déposée à Toronto pour « démonstration de bestialité » a bien fait rire tout le monde. Son scénario de polar bien ficelé (bien qu’un peu banal) et sa représentation du sexe relativement soft ont sauvé la série d’une censure acérée malgré son puissant message de liberté, sexuelle ou non.

Omaha Danceuse Féline (Reed Waller et Kate Worley, 1978-2006)Notons enfin que la série a été nominée six fois au Eisner Awards (meilleure série, meilleurs auteurs) et qu’on ne peut que remercier très fort les éditions Tabou pour leur travail dé réédition. La présente édition française est une très belle intégrale reprise de la version américaine et qui a le bon goût de conserver les toutes premières planches d’apparition d’Omaha ainsi que la structure chronologique : certaines histoires au début de l’intégrale ont été écrites et dessinées plusieurs années après, les auteurs souhaitant développer la naissance du personnage d’Omaha sur scène, ce qui explique certains décalages de qualité des dessins d’une planche à l’autre. On retrouvera aussi les préfaces des auteurs, émouvants témoignages d’une époque qu’on aurait aimé connaître.

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