Déviances | Fictions
Gerald reçoit (Gerald’s Party)
roman américain de Robert Coover (1986)
Avec Gerald reçoit, Robert Coover subvertit jusqu’à la moelle les codes du roman policier, notamment tel que le pratiquait en son temps Agatha Christie, pour faire exploser les frontières de la fiction à la manière typique du postmodernisme américain. Le pastiche n’est cependant qu’une parmi d’autres constantes du courant à figurer au cœur de ce roman complexe. Par le biais de ses personnages d’intellectuels priapiques, l’auteur s’y amuse à injecter ironie, métafiction et distanciation critique pour questionner la fiabilité du langage et l’honnêteté des mots avec lesquels il n’arrêtera jamais de jouer. Il érige ainsi autour de l’élément principal du genre, l’enquête sciemment négligée, un récit toujours conscient de n’être qu’artifice où la mise en abyme théâtrale n’a de cesse de poser la question du rôle qu’il tient à la fiction d’endosser.
Partageant, du moins en surface, avec la tragédie antique l’unité de temps, de lieu et d’espace, ce malicieux récit démarrait pourtant bel et bien sous des auspices classiques avec la découverte d’un meurtre ; celui de Ros. L’actrice aux formes plus louables que son talent était abonnée à des productions dont le caractère pornographique pavanait sous le risible couvert de prétentions artistiques ; les personnages qu’elle y interprétait s’avérant souvent aussi mutiques que déshabillés. Elle fut aussi la généreuse amante de Gerald et de nombre de ses amis présents à cette fête qui, dès la découverte du cadavre encore frais en plein milieu d’un salon bondé, va sombrer dans une burlesque déambulation entre un érotisme rêvé et l’angoisse du cauchemar. Naviguant d’une conversation à l’autre, Gerald conduit le lecteur au travers de ce chaos mu davantage par les violentes et libidineuses pulsions qui y circulent que par tout effort réel de découvrir l’identité du coupable.
« Pour commencer, aucun de nous ne remarqua le corps. Pas avant que Roger n’arrivât afin de demander si nous avions vu Ros. Nous tenions encore presque tous à la verticale – sauf Knud qui, parti regarder les derniers résultats sportifs à la télé, s’était écroulé sur le divan – mais notre attention n’était plus ce qu’elle avait été. J’étais dans le salon, à resservir à boire, une bouteille de vermouth blanc destiné à Alison dans une main (Vic m’avait délesté du bourbon), un pichet d’old-fashioned dans l’autre, et sans raison particulière je pensais à une fille que j’avais autrefois connue dans une station balnéaire italienne. Le vermouth peut-être, ou la lumière douce qui baignait la pièce, ma relative ébriété. Le babil des conversations. Ou encore un sentiment d’imminence. »1
Coover déjoue systématiquement les conventions du genre, renvoyant sans cesse au lecteur ses attentes rendues futiles. Même l’arrivée de l’inspecteur Pardew, distant alter-ego d’Hercule Poirot davantage versé dans la métaphysique que dans la criminologie, ne fera rien pour rétablir ne serait-ce qu’un semblant d’ordre. Bien au contraire, les meurtres vont dès son introduction s’enchaîner à une inquiétante vitesse, les cadavres apparaissant derrière chaque porte que l’on entrouvre, invités et autres squatteurs affluant en nombre pour effacer de leur présence gênante toute trace des crimes. Cette cohue, dans laquelle tout habitué de bacchanales reconnaîtra la structure éclatée des souvenirs que réservent les lendemains difficiles, atteindra son paroxysme à l’arrivée des amis de Ros. Alors que s’improvisent autour de son cadavre de funestes rites scéniques et télévisuels, le meurtre et le deuil deviennent l’occasion d’un spectacle voyeuriste et intéressé, linéarité et forme volant en d’irréparables éclats.
Entre de nostalgiques réminiscences et les bribes de dialogues que son esprit enivré parvient à retranscrire, il devient clair que l’itinéraire de Gerald n’est motivé que par une seule chose : remplacer l’amante qu’il vient de se voir ravir pour de nouveau tromper son épouse anonyme et donc réduite à son plus simple rôle. La soirée de Gerald va ressembler à une impossible quête pour coucher avec Alison ; ce nouvel et inatteignable objet de ses désirs. Coover s’évertuera ici à mettre des bâtons dans les roues de son personnage, de son récit et de son lecteur, alignant les quiproquos les plus obscènes en jouant avec d’improbables homonymies pour façonner un texte à l’image du labyrinthe de péripéties rocambolesques et de souvenirs attendrissants dans lequel il propulse Gerald. Le choix que doit faire cet antihéros se dessine progressivement dans la brume alcoolisée de sa narration ; assouvir ses envies ou remplir son devoir de père, de mari et d’hôte.
Portant avant tout sur sa forme elle-même, Gerald reçoit relève davantage de l’exercice cérébral que du pur divertissement et frustrera sans doute tout lecteur ne possédant pas une partie des multiples références auxquelles Coover fait appel. Le roman soulèvera aussi nettement plus de questions qu’il ne fournira d’éléments de réponse. Le projet littéraire peut donc sembler austère mais, malgré la grande exigence stylistique, le résultat est à se tordre de rire, brossant avec un délectable humour noir le portrait horrifique d’une société en pleine décadence et dont la propension à cannibaliser à pleine dents la moindre de ses émotions coupe, à l’image de la fiente bouchant irrémédiablement la tuyauterie de la maison de notre hôte, toute possibilité d’échappatoire aux invités.
1Gerald reçoit de Robert Coover est disponible aux éditions du Seuil, collection Fiction & Cie, dans une traduction de l’américain par Brice Matthieussent