Déviances | Fictions
La Chance d’Omensetter (Omensetter’s Luck)
un roman de William H. Gass (1966)
Des profondeurs d’une sénile dérive, le vieil Israbestis Tott voit surgir des visages familiers ; ces rares îlots de lucidité, il y échoue entre deux voyages inspirés par les fissures et taches émaillant le papier peint de sa chambre. Ces fantômes, défunts amis, éveillent en lui le souvenir incertain d’une histoire survenue à Gilean et dont il s’est retrouvé, au fil des enterrements, le dernier chantre. Incapable cependant de dissimuler les failles de cette mémoire à la foule venue nombreuse pour une vente à la crié, Tott voit lui échapper ses auditeurs. Il incombera donc au lecteur de s’approprier ce rôle et de déceler dans cette nostalgie impressionniste les destins entrelacés de trois hommes qui se rencontrèrent autour de 1890.
“On better days he left the wall although he always began in it. Gently closing his lids to allow an eyelash of light, he would push off from the bank and coast by the torn hills, poling the grease-spot marsh, and by the time he had baited his hook and dropped his line in the plaster chip he was in the history of his life, out of the wall, in the old slow world.”
La Chance d’Omensetter raconte le transit de Brackett Omensetter dans la communauté rurale de Gilean. La pluie qui tombe depuis de longues semaines ayant rendu impraticables les chemins de la région, l’apparition de la famille un matin ensoleillé, leurs biens empilés périlleusement sur une charrette, exposés comme s’il n’avait jamais chez eux été question d’intempéries, encouragera les citoyens de cette petite ville des bords du fleuve Ohio à attribuer au nouveau venu une chance hors du commun. Omensetter’s Luck. Cette chance, que l’on liera à son insouciance et à la filiation païenne qu’il semble entretenir avec la nature, deviendra source d’admiration mais aussi de jalousie, provocant chez deux individus, Henry Pimber et le révérend Jethro Furber, de profondes crises existentielles. Le premier trouvera en ce nouveau venu, qui l’a guéri là où la médecine traditionnelle et le confort religieux firent défaut, un guide spirituel avant de disparaître sans explication dans les forêts environnantes. Certains penseront qu’il a voulu fuir un mariage infructueux mais Furber, sentant sa congrégation échapper à son emprise, accusera Omensetter de meurtre. A force de suggestions perfides il retournera la ville contre cet homme dont il estime que les mœurs primitives gangrènent la civilisation, siège de son pouvoir. Homme aigri, prêcheur révolté de ne s’être vu confier que la minable bourgade de Gilean plutôt que la multitude d’âmes peuplant une grande ville, le révérend sera amené à confronter l’hypocrisie de sa vocation, percevant enfin les conséquences ignobles des mensonges qu’il a si longuement tissés. Si l’histoire tient en quelques phrases, le propos du premier roman de William Gass est infiniment plus complexe.
“Tale after tale he told, each many times over, getting them right or trying to, amazed at what he forgot and what he remembered. There was a secret in every one and he tried to discover it.”
Le récit, que Gass aborde par modulations, ne se précise dans l’esprit du lecteur qu’au fil des pages et d’une prose étourdissante. Si chacune de ses trois parties gravite autour de l’affrontement entre Omensetter et Furber, ce n’est que dans la dernière, qui fait les deux tiers du roman, que celui-ci prend toute son ampleur. La première partie se lit d’ailleurs comme un prélude à l’histoire et contient, en germe, l’ensemble des idées, des thèmes jusqu’à la construction même, qui y fleuriront par la suite. A l’image des divagations de Tott, le roman évite la linéarité, ressassant dans d’incessants allers-retours entre passé et présent une poignée de scènes éclairées à chaque relecture par une lumière quelque peu nouvelle. La seconde partie, celle qui revient le plus précisément sur les événements, épouse le point de vue d’Henry Pimber. Gass y retrace, au travers de quelques épisodes marquants, sa relation avec Omensetter et la conclut par une conversation épiphanique entre les deux amis isolés en pleine forêt au cours d’une soirée orageuse. Ce sera la dernière fois que l’on verra Henry de son vivant. Dans l’ultime partie, Jethro Furber se révèle comme le centre névralgique du récit et la parfaite antithèse de Brackett Omensetter. Empruntant à Joyce le courant de conscience, ces pages ressemblent à un interminable flot de paroles que la fièvre emporte, entre imagerie biblique et délires obscènes, des souvenirs d’enfance du prêcheur vers le champ de bataille métaphysique qu’est devenu son esprit. Bien que venimeux, Furber se révélera dans ses tiraillements doué de nobles aspirations, le roman déjouant ainsi le manichéisme et se concluant dans une ambivalence qui exige réflexion.
“He had fathered every folly, every sin. No goat knew gluttony like his, no cat had felt his pride, no crow his avarice. He had said the psalm against envy, the psalm against anger, the psalm against sloth and the loss of hope, but they were no defense. He had wanted women. He had imagined them in every posture. He had wanted men. There was no perversity he had not thought to practice with them. Further, he had wanted little girls. He had wanted boys. He had wanted most of all himself. He had stolen. He had blasphemed. He had cheated. He had lied – his single skill. He had been cruel and contemptuous, malicious and willful. He’d lacked courage, piety, loyalty, hope. Without moderation or charity, without relish or enthusiasm, he’d led a wanton, heedless, selfish life. In meanness, in darkness and squalor of spirit, he had passed his time. Faithless, he’d professed a faith. Faithlessly, he’d preached. Indeed, he’d labored on the Devil’s side as if the Lord Himself had begged it of him, and in the line of duty proved that bigotry needs no beliefs, for on behalf of Heaven he’d been intolerant with dispassion, puritanical for pleasure, and zealous out of boredom. Touch me not, he’d always cried; do not burden me with love. Even now he made himself a monster, overblew his vices so his charge would lack conviction. Was that not, admittedly, the maneuver of a monster? So often clever. Note how sweetly I pronounce her, musically wig-wag my ringalingling tongue. May I not admire my skill like any harlot? Am I not quite honestly dishonest? So in all his mirrors, fair and square, he threw his errors. All this, of course, God knew. God knew, as he addressed Him – mewling, kneeling – his holy cloth and posture were disguise; that he did not believe. Then what did he deserve? Wasn’t it punishment enough that he perpetually disgrace his feelings? Had he sinned so much that innocence should suffer this from him?”
Les éternels sujets de Gass étant la fiction, la narration et, de fait, le langage ; les mots étant le principal outil avec lequel le prêcheur construit son empire ; Furber domine naturellement l’ensemble du roman. Si tous les personnages qui prennent en charge la narration sont des raconteurs, Tott par ses commérages, Pimber dans son désir d’extrapoler un sens de sa vie, Furber, ce « mélodieux charlatan », est de loin le plus doué, le plus drôle et le plus enragé d’entre eux. Il manie la phrase comme un fouet, pioche ses mots avec le soin qu’un musicien réserverait au choix de son instrument, répète ses sermons la nuit durant, les remaniant jusqu’à l’épuisement. Il invente des univers chargés de sens et d’ambiguïté, mais contrairement à Tott, ses auditeurs et lui-même finissent par y adhérer et, pour le meilleur ou le pire, s’y perdre. Cloîtré dans le jardin de son église, sorte d’Eden privatif où il entretient une interminable conversation avec les fantômes de ses prédécesseurs, il joue avec les sons et fait dériver les mots de leur sens originel pour créer un langage nouveau : l’unique capable d’exprimer ses tourments. Il est la figure du créateur dans toute sa complexité. Aussi calme en apparence que Furber peut paraître dérangé, Omensetter, dont même le nom semble lourd de sens (bracket en anglais signifie des crochets ou une parenthèse, omen setter est plus flou mais renvoie à la notion de prophète ou d’oracle), lui renvoie les images d’une liberté et d’un état naturel qu’il n’a jamais su s’approprier et qu’il voit donc, chez l’Homme, comme symptôme de déchéance. Sa fameuse chance, son innocence si l’on veut, Omensetter la doit à sa manière d’être et pour se défendre de cette gestuelle, Furber ne possède rien d’autre que des paroles qu’il sait impuissantes, destinées un jours à être balayées comme une toile d’araignée par la pluie et le vent. Cette confrontation entre deux comportements, deux visions incompatibles du monde et de la vie cristallise l’ensemble des questions fondamentales qui sous-tendent le roman.
“All his speeches…his beautiful barriers of words…”
Comment la fiction peut-elle imiter la vie ? Comment le langage peut-il recréer des gestes, du sens, influer sur le monde ? Quelle est cette chance d’Omensetter sinon un mythe, un mensonge, une interprétation ? En opposant l’action au verbe, partant d’éléments disparates pour reconstituer un tout, déconstruisant en parallèle ce tout pour parvenir à l’essence de ses particules, William Gass creuse le besoin humain de se raconter pour se comprendre et, au travers de l’incapacité de ses personnages à trouver les mots justes, en suggère l’impossibilité comme paradoxe vertigineux de la condition humaine. La Chance d’Omensetter est un roman bouleversant et drôle à la fois qui ne révèle toute sa densité exceptionnelle qu’après de multiples lectures. Je n’ai fait qu’en égratigner quelque peu la surface et soulever certains des thèmes les plus importants à mes yeux. Publié par Gallimard à la fin des années 1960, il est malheureusement épuisé depuis longtemps et introuvable en français. Si vous souhaitez le lire en anglais, et je vous y encourage, la longue citation est exemplaire de l’exigence d’une écriture soutenue mais vivante, évoluant constamment entre différents registres, qui fait de la moindre bribe de phrase pure création littéraire.