Cinéma | Nouvelles du front
Le Conte de la princesse Kaguya (Kaguyahime no monogatari)
un film de Isao Takahata (2013)
Après une dure journée de labeur passée à récolter du bambou dans la forêt environnante, un modeste paysan découvre dans la tige d’un jeune-pousse un bien étrange enfant. Ayant recueilli la fillette, lui et son épouse assisteront incrédules à sa stupéfiante maturation, découvrant au fil du temps d’autres présents, d’ordre plus matériel cette fois-ci, à l’ombre du feuillage. Bientôt, le couple décidera que leur fille adoptive, véritable don du ciel, mérite de vivre parmi la noblesse tokyoïte plutôt que dans leur monde rural sans avenir. Mais alors que les hommes les plus riches et puissants du Japon se disputent sa main, que son père pense lui avoir offert la vie dont rêve toute jeune femme sensée, Kaguya n’aspire qu’à une chose : rejoindre d’autres terres plus fertiles et sans attaches, quitter les luxueuses étoffes et la vie de château en faveur des promesses de liberté et d’aventure d’une campagne verdoyante qui l’a vu grandir.
Adaptation d’un des plus anciens récits connus de la littérature japonaise, un texte déjà porté à l’écran par Kon Ichikawa en 1987 sous le titre de La Princesse de la lune, le dernier film d’Isao Takahata (Le Tombeau des lucioles, 1988) se joue des limites restrictives du conte pour livrer une œuvre bouleversante tant sur le plan thématique qu’au niveau visuel. Sur une trame limpide, celui de l’inévitable passage à l’âge adulte de la jeune Kaguya doublé de sa pénible assimilation d’une culture qui lui est totalement étrangère, le réalisateur révèle la difficulté de s’adapter à d’autres modes de vie que la sienne. Avec un détachement apparent qui n’est pas sans rappeler le cinéma de Yasujiro Ozu et qui évite au film de sombrer dans le pathos, Takahata fait ressentir au spectateur l’intolérable fardeau qu’entraînent les nouvelles responsabilités à mesure qu’elles ternissent l’existence jusqu’alors désinvolte de l’enfant. Autrement dit, ce sont les ravages du temps que l’écran nous dévoile, ces heurts auxquels chaque être devra un jour se confronter.
Explorant ces motifs par une narration d’une profonde sobriété, Le Conte de la princesse Kaguya exacerbe ses thèmes par l’ineffable beauté des images, chacune d’elles libérant un ahurissant torrent de créativité devant le regard ébloui du spectateur. Le moindre plan du film est composé à la perfection, le trait tantôt caricatural tantôt suggestif saisissant les émotions des personnages au vol avec une redoutable sensibilité. La douceur des animations nous plonge dans ce monde où tout n’est qu’enchantement pour ensuite se livrer à de farouches embardées alors que la tension dramatique touche à son comble. Tout du long, les couleurs éclatent à l’écran, envahissant de leurs tons riches et légères les captivantes textures des images dont le grain fibreux renvoie à l’art centenaire de l’estampe. Aussitôt esquissée, l’illustration s’évanouira pourtant, le fragile tracé échappant à la tâche d’aquarelle pour renaître ailleurs sous une autre forme.
Chez Takahata, plus que toute chose, le mouvement règne en maître. Et c’est le mouvement perpétuel du trait sous l’éclosion flamboyante des couleurs qui transcende au moindre plan la tradition vers laquelle tend chaque aspect du film, de ses origines littéraires à son traitement graphique. Exprimant l’émerveillement de sa jeune héroïne devant la fragile splendeur du monde, Le Conte de la princesse Kaguya n’omet jamais de faire entendre sa terrible détresse alors qu’elle appréhende la nature éphémère de ce qui a provoqué en elle les plus vives émotions. Davantage que sa beauté tangible, c’est dès lors l’intemporalité de l’œuvre qui impressionne, sa tendresse immuable et sa faculté à partager une sensibilité où chaque vision sublime d’un monde en plein épanouissement se fait synonyme d’une euphorie grandiose, monument exaltant la liberté de créer comme de rêver.