Cinéma | Nouvelles du front

Mud : Sur les rives du Mississippi (Mud)
un film de Jeff Nichols (2012)

Mud - Jeff NicholsEn l’espace de trois films, Jeff Nichols s’est imposé comme l’un des réalisateurs américains les plus prometteurs de sa génération. De son propre aveu1, Shotgun Stories avait été conçu pour exploiter le maigre budget de 50 000$ qu’il était parvenu à rassembler, d’où cette sécheresse propre au cinéma indépendant, et Take Shelter – un deuxième projet plus ambitieux – visait l’exploitation en salles via le circuit festivalier. Tous deux démontraient, malgré ce conditionnement lié à leurs contextes de production respectifs, une finesse d’écriture et une intelligence de mise en scène exemplaires. Avec Mud, le jeune cinéaste concrétise un scénario qu’il avait écrit dès 2008, avec déjà Matthew McConaughey en tête pour le rôle éponyme : une relecture personnelle et contemporaine des œuvres que consacra Mark Twain aux emblématiques personnages de Tom Sawyer et Huck Finn et aux rives du Mississippi.

Mud - Jeff NicholsMud s’ouvre comme le plus classique des récits de jeunesse, le jeune Ellis faisant le mur au petit matin pour rejoindre son ami Neckbone. Au tendre âge de 14 ans, ces deux garçons débrouillards ont cependant déserté les bancs d’école pour gagner leur croûte et, au travers d’une sexualité naissante, l’enfance semble déjà toucher à sa fin. Découvrant, sur une île au milieu du fleuve, un bateau échoué dans les branches d’un arbre, ils s’imagineront partir à son bord vers d’autres aventures et horizons. C’était sans compter sur le fugitif qui y a élu domicile ; le serpent qui transformera cette île, celle où Tom et Huck menèrent jadis la vie de pirates, en perfide jardin d’Eden. En quête de modèles, confrontés qu’ils sont au quotidien à la faillite des valeurs traditionnelles de la famille et du travail, Ellis et Neck s’engageront à aider Mud à retrouver la femme qu’il aime et à fuir ceux qui le recherchent. Ce faisant, c’est la naïveté de leurs propres sentiments qui éclatera aux yeux des deux héros.

Mud - Jeff NicholsS’appropriant les mythes du fleuve et du Sud, Nichols conjure aussi bien Twain que Charles Laughton (La Nuit du chasseur) et Harper Lee (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) pour livrer un récit d’initiation ambivalent qui souffre néanmoins d’une approche timorée. Mud est certes un film bien ficelé, bénéficiant d’une réalisation et d’interprétations (Tye Sheridan, notamment) de très haute volée, mais sa construction trop respectueuse d’un certain académisme lui nuira au final. Le dénouement prévisible et les chemins empruntés que l’on attend sans cesse au tournant privent le film de toute force subversive et font paraître son ambiguïté d’autant plus mécanique que sincère. Heureusement, Mud n’est pas un film qui repose sur le suspense, et le développement des personnages et de leurs relations reste passionnante jusqu’au bout. Avec un brin de folie, en osant un peu plus, Nichols aurait pu signer une œuvre majeur. Il en résulte un film sage et légèrement décevant, mais chez lui je pense que le meilleur reste à venir.

1Entretien avec Jeff Nichols (The Guardian, 2 mai 2013)

14 personnes ont commenté l'article

  1. Laisse lui le temps, c’est que son troisième film ! Honnêtement, si tous les jeunes réalisateurs fauchés pouvaient sortir des aussi bons films grand public, le monde du cinéma serait beaucoup plus funky…
    Ha et j’ai bien aimé ta comparaison biblique entre Mud et le serpent corrupteur, l’enfance comme le jardin d’Eden etc, c’est très bien vu !
    J’aime beaucoup les thèmes abordés par ce mec, à la fois super-américains et tout à fait universels. C’est à travers ce mélange de thématiques personnelles et de message qui parle à tous qu’on reconnaît les grands maîtres.

    1. En fait, là où Mud est décevant, c’est que dans Take Shelter Nichols osait prendre beaucoup plus de risques. Le côté très prévisible et mécanique du récit, usant de rouages vus et revus, fait qu’autant les personnages sont intéressants, l’histoire elle tombe un peu à plat et peine à nous emballer. On sent qu’il a voulu rester très classique et qu’il n’a peut-être pas osé mettre toutes ses idées dans le film. Au final ça manque de relief et marque un petit pas en arrière pour Nichols. Il me fait pas mal penser au Spielberg des premiers films, avec une écriture un peu plus nuancée et davantage d’ambigüité. On verra ce qu’il fait par la suite mais j’ai bien conclu en disant qu’à mon avis il va s’améliorer. Un réalisateur très prometteur en tout cas et dans le cinéma grand public il est clairement au-dessus du lot.

      Avec un budget de $10 millions, je ne suis pas sûr qu’on puisse encore dire qu’il soit fauché. C’est pas un blockbuster mais on s’éloigne aussi peu à peu de l’indé.

  2. J’ai été un peu déçut par ce film, les lumières et l’ambiance sont très intéressantes mais j’aurais espéré que le personnage de Mud serait un peu plus creusé, facsinant et hors du commun. C’est un personnage mystérieux mais au final on a comme un manque en sortant de la salle, au final on ne sait rien de lui, de ses attentions et on ne le cerne pas. Juniper n’apporte pas grand chose, la désillusion des trois garçons peut-être. Beaucoup de choses se croisent, le personnage de Tom qui aurait put être trés intéressant également a peu de place au profit des relations père/fils (Ellis) qui ne va pas jusqu’au bout. C’est tout de même un très bon film mais si on veut être pointu il est vrai que le survolage d’histoires et de personnages qui se croisent amenant des longueurs nous empêche de nous attacher et de nous prendre au film.
    Si certaines choses avait été plus approfondis je pense que ce serait un très grand film. Le jeune Ellis en revanche est un personnage qu’on apprécie et qu’on veut suivre réellement.

    1. Le film reste centré sur Ellis, c’est son histoire, lui qui va peu à peu perdre son innocence. Ceux qui gravitent autour de lui servent surtout d’influences (son père, Mud, Tom, les filles…) qui vont le diriger dans telle ou telle direction. Il faut plutôt prendre ça comme une fable je pense mais, malgré ces faiblesses, le film reste assez passionnant.

  3. Je pensais être le seul à avoir été déçu par le film, ta critique me rassure (même si je reste beaucoup plus dur que toi). Tout le monde s’émerveille devant un film finalement très conventionnel n’échappant ni aux clichés ni à un manque d’envergure criant. C’est à rien n’y comprendre… Nichols, ou le consensus tranquille.

    1. Je sais que t’aimes pas trop Nichols. Take Shelter m’avait vraiment plu, hormis ce final inutile qui nuisait à l’ensemble. Si le film plaît autant, je pense surtout que c’est parce qu’en termes de cinéma de divertissement/grand public il est d’une qualité largement supérieure au reste de la production actuelle. Bien que sa mécanique soit très apparente le public était surpris par les péripéties les plus prévisibles (l’apparition des méchants à la fin, la chute dans le nid de serpents…). Sevré d’œuvres d’une qualité basique, l’engouement vient pour un rien. Il y a une vingtaine d’années, Mud serait passé inaperçu. Malgré le classicisme, le film reste quand même bon et le réalisateur démontre de véritables qualités. J’espère simplement qu’il s’améliorera, surtout au niveau de l’écriture, et qu’il apprendra à prendre plus de risques afin de nous surprendre.

  4. Un film que j’ai vu, je peux en parler en connaissance de cause cette fois.

    J’ai préféré « Mud » à « Take Shelter ». Le dernier avait été presque un coup de coeur, je suis sortie bouleversée du premier. Et je trouve injuste ce que tu lui reproches car pour moi, « Mud » est un film qui reprend les recettes d’un académisme pour nous montrer ce qu’il est possible de faire, comment transcender la chose. Si tous les films « conventionnels » ressemblaient à « Mud », je râlerais moins contre eux…

    Je m’explique. Maintenant, quand on parle d’enfance dans les films, on se retrouve souvent avec le même schéma, encore et toujours: fin optimiste pour les grands films familiaux (personne ne meurt, le type a la fille), fin douce-amère pour les films plus « sérieux » (rappel de la fragilité de la vie par une mort ou départ douloureux, comme un goût amer qui reste en bouche avec l’enfance perdue). Les premiers verront tout le monde survivre, les seconds rappelleront la fragilité de la vie d’une manière ou d’une autre.
    « Mud » n’est clairement pas un film Disney. Quand je l’ai vu, j’étais persuadée (mais vraiment, je n’ai même pas pensé une seconde que ça n’arriverait pas) que quelqu’un allait mourir, de préférence l’ami, d’une manière stupide et imprévue. Que Mud aussi ne réussirait pas son plan (le fait qu’elle ne viendrait pas avec lui était couru d’avance). C’étaient deux certitudes. Du coup, j’ai été surprise par la fin, mais vraiment. Et j’ai commencé à me demander pourquoi. Je me suis rendu compte que ces films-là étaient presque « précodés » et que je ne concevais plus qu’ils reviennent en arrière dans leur schéma. Et que Nichols s’amusait discrètement à casser nos certitudes en mélangeant les codes des deux types de films (familiaux ou « plus sérieux »). Il a réussi à introduire des éléments dans le film qui sont maintenant rejetés parce que considérés comme « clichés » tout en supprimant l’impression de cliché quand on les voit. Ce qui vous fait dire que le film est conventionnel me fait penser qu’il est génial parce que le réalisateur a réussi à reprendre des conventions pour les transcender, pour en faire un foutument bon film.

    Du coup, je ne lui reproche pas du tout la chose parce qu’elle s’avère non seulement surprenante mais qu’elle est maîtrisée de bout en bout sans que cela ne soit lourd, académique, rébarbatif. Ca ne doit pas être ton cas je suppose mais j’ai réellement vibré en voyant ce film, je suis rentrée petit à petit (mais vraiment doucement) dedans, sans m’en rendre compte, et je n’ai plus pu le quitter après, j’étais happée. J’ai réagi comme une gosse à des trucs pourtant évidents, juste parce que le tout était tellement bien maîtrisé que je n’avais pas envie de décortiquer, d’analyse, seulement de vivre la chose, et sans réfléchir au fait que je voulais la vivre.

    Et ça, c’est tellement rare pour moi (de réussir à m’immerger autant dans un film sans que ma cervelle ne vienne tout faire foirer) que j’ai plus qu’apprécié cette expérience et que je préfère de ce fait « Mud » à « Take Shelter ».

  5. Oh, et j’ai oublié aussi mon petit mot sur Mud lui-même. Encore une fois, je me suis fait avoir. Parce qu’un personnage comme ça, par convention maintenant (et c’est amusant de lire les commentaires et de voir que, justement, ce qui est reproché au film, c’est son côté conventionnel…), il doit être soit un type qui donne l’impression d’être un salaud mais qui est une crème, soit un séducteur qui s’avérera être le dernier des salopards. Il n’est plus « à la mode » de jouer la carte avancée par Nichols ici, celle d’un type qui n’est pas une menace, ce dès le début, qui se laisse peu à peu découvrir sans devenir soit tout gentil, soit tout méchant, et qui n’est ni blanc, ni noir, juste un peu impulsif mais toujours droit, fidèle à lui-même. Cette vision différente du bandit pas bandit mais bandit quand même parce que bon, il a tué une personne, c’est une manière de construire le personnage que plus personne n’ose aborder, de peur d’être taxé de sentimentalisme ou autre mot fait pour se moquer de la chose.
    Et bien moi, j’ai adoré la construction de Mud. Parce que là aussi, je me suis fait avoir. J’attendais encore une fois des choses qui ne sont pas venues (et me suis rendue compte aussi de la manière dont le cinéma m’avait rodée pour ça) et j’ai fini par « tomber sous le charme » aussi du personnage, j’ai compris ce qu’il pouvait avoir de fascinant pour ces deux garçons, pourquoi ils voulaient l’aider.

    Cette manière d’assumer son côté non-désabusé m’a vraiment parlé chez Nichols. Parce que c’est une chose qu’on n’a tellement plus le « droit » de retrouver dans les récits maintenant (sans l’aspect gnangnan je veux dire), que ce soit au cinéma qu’en livre, et dont j’ai pourtant besoin, je le réalise. Je suis cynique, mais je suis aussi une grande rêveuse et le Mud de Nichols est un personnage comme je les aime, pas entièrement bon, pas foncièrement mauvais mais qui essaie de faire de bonnes choses, qui essaie de rester en accord avec lui-même. Rien que pour Mud, j’aurais adoré ce film. Mais on peut dire la même chose des autres. Chacun d’entre eux ressemblait à une caricature au début (les parents, les chasseurs de prime, les amis, l’oncle, etc.) et chacun d’entre eux, au fil du récit, a gagné en profondeur, s’est étoffé, est devenu plus complexe. Plus humain. Cette construction toute en douceur mais toute en assurance m’a épatée.

    1. Au risque de me répéter, j’ai bien aimé Mud, je trouve que c’est un film soigné, plaisant, mais de là à dire qu’il transcende les codes du classicisme il ne faudrait pas non plus exagérer. Au contraire, Nichols m’a semblé tellement timide, tellement respectueux de l’académisme, que l’ensemble de son film finit par en pâtir et sonner de manière très convenue. Ses personnages, bien qu’ils nous restent attachants, sont stéréotypés et n’échappent jamais au destin que leur dicte une dramaturgie classique parfaitement maîtrisée mais qui ne propose, que ce soit dans sa structure (écriture) ou sa narration (mise en scène), absolument rien de neuf. Certes, ses qualités d’écriture (notamment les dialogues), et de réalisateur font la différence par rapport à la production actuelle, et dans cette mesure j’ai été content de voir un tel film, mais ce gouffre en dit bien plus long sur le niveau exécrable de la majorité des films grand-public qui sortent aujourd’hui que sur celui du film lui-même. Je précise, pour être vraiment clair, que le problème n’est pas la qualité du film mais le fait que cette qualité soit aujourd’hui considérée comme étant exceptionnelle alors qu’elle devrait être la norme, le minimum syndical. Malheureusement, gavée de merde au quotidien, l’exigence du public et de la critique est en chute libre.

      Exception faite des toutes dernières minutes (où le film s’écroulait complètement), l’ambigüité faisait la force de Take Shelter. Ce père de famille voulait clairement agir pour le bien de sa famille mais ni lui, ni le spectateur, ne savait s’il prenait les bonnes décisions pour ce faire. L’ambigüité dans Mud relève de cette ambivalence de bon ton qui est devenue l’apanage du cinéma indépendant depuis une quinzaine d’années et qui revient à un brassage de manichéisme et de sentimentalisme pur et dur. Il y a les bons (ceux qui vivent sur le fleuve) et les méchants (l’état et les malfrats qui veulent mettre fin à cette vie). Jamais les uns nous seront-ils montrés sous une lumière avilissante, jamais les autres sous leur bon jour. Bien qu’il voit trahir toutes les valeurs auxquelles il a appris à croire au cours de son enfance (pour en sortir grandi comme dans tout récit d’apprentissage), Ellis n’aura donc pas le moindre choix à faire. Sa route est toute tracée. Quand il prend la fuite, ce sera forcément vers un cul-de-sac et les figures paternelles n’auront d’autre choix que la rédemption pour offrir une résolution à son histoire (au père d’accepter que son mariage est un échec, à Mud de penser à quelqu’un d’autre que lui-même). Il n’y a aucune alternative (l’idée par exemple qu’Ellis livre Mud à ceux qui veulent le tuer reste invraisemblable) et dès lors aucune surprise. Pour moi c’est le seul défaut du film, je le trouve malheureusement de taille. Je garde quand même espoir en Nichols pour s’améliorer parce qu’il a démontré qu’il a beaucoup de talent.

  6. C’est le problème d' »Idiocracy » ça. On peut avoir des critères absolus, mais quand ils ne se retrouvent pas dans la réalité, qu’est-ce qui justifie encore leur existence en tant qu' »absolu »? Le minimum syndical que tu revendiques n’est clairement pas le minimum syndical appliqué. Dès lors, est-ce qu’il est encore un minimum syndical reconnu ou est-ce qu’il ne devient pas un critère personnel difficilement applicable par les autres?

    Pour ce qui est des personnages, pas d’accord, je ne les trouve pas caricaturaux. Si on en était resté à la première moitié du film, bien. Mais chacun d’entre eux évolue et devient plus complexe que prévu. Le chasseur de prime est une bête assoiffée de vengeance mais il a perdu son fils et est surtout motivé par la douleur de cette perte. Son aveuglement n’est pas de l’avidité mais de la bête douleur. Il finira d’ailleurs par perdre son second fils et par souffrir encore plus de sa quête de vengeance, chose qui m’a énormément touchée, c’est un des personnages les plus tragiques du film je trouve. Le père attaché à sa « terre » a peur de changer de vie, la mère ne sait plus où se situer dans cet endroit. L’amour encore possible entre eux est mort à cause des circonstances. Le gosse qui semblait être aveuglé par le charisme de Mud est en fait en train de reporter sur lui un idéal d’amour impossible à atteindre mais auquel il a besoin de croire. L’oncle qui saute sur tout ce qui bouge compense la perte d’une vie qu’il devra certainement bientôt quitter. Ils sont faciles à cerner mais se révèlent avoir des motivations différentes, n’être ni bons ni mauvais, chacun d’entre eux, juste comme nous.

    Il y a d’autres alternatives, pas celles que tu avances, des alternatives externes: le père aurait pu rester avec la maison que la mère lui laissait, voir habiter chez le « père » de Mud. La mère aurait pu être convertie à la beauté de la vie près de l’eau, elle aurait pu céder à la tentation romantique. Mud aurait pu devenir le héros (il a sauvé une vie après tout, une vie pour une autre si tu veux), remporter la fille, tuer le tueur à gages, des trucs comme ça. Il aurait pu se livrer lui-même aussi, comprenant l’ampleur de son geste, surtout après la mort du second fils.

    Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai pas vu les choses de manière aussi tranchée que toi. Je n’ai pas eu l’impression de voir une lutte entre des bons et des méchants, j’ai eu l’impression de comprendre tout le monde, je n’ai pas pu en vouloir à la fille qui laisse tomber Ellis, c’était normal comme réaction, ni aux chasseurs de prime, ni a tous ceux que tu sembles vouloir mettre dans le camp des « mauvais ». Si j’ai aimé ce film, c’est que je n’ai pas eu l’impression de voir de camps, justement, juste des personnes qui essayent de s’en sortir.

    1. Oui, tous les personnages de Mud tentent de s’en sortir mais le père et sa cohorte de chasseurs de prime n’ont rien de personnages. Ils sont uniquement motivés par la vengeance, ce n’est qu’une entité malfaisante du film à l’instar de l’état qui cherche à déblayer la rivière. Dès lors, je n’ai pas franchement été touché par sa perte. Là où je vois les choses de façon tranchée c’est au travers du regard d’Ellis (et c’est au travers de son regard que tout passe puisque c’est son histoire). Jamais il n’aura vraiment à faire de choix et à partir de là il n’y a plus d’ambigüité pour moi, on tombe un peu dans la caricature. Mud, l’homme mystérieux qui a fait des conneries mais qui au fond est un type bien, le père qui a du mal à gagner sa croûte mais qui aime néanmoins sa famille, le militaire retraité et froid qui s’ouvrira de nouveau au monde en trouvant deux fils spirituels. On n’éprouvera toujours que de l’empathie pour eux et c’est peut-être cette dynamique qui manque au film, un menace inattendue. J’en reviens toujours au manque de surprise. Ellis voit son système de valeurs s’écrouler mais jamais il m’a donné l’impression qu’il allait arrêter d’y croire. L’optimisme, le happy end ne sont pas le problème, le problème est le manque de toute alternative à cette issue (celles que tu cites sont niées dans le film).

      C’est le problème d’ »Idiocracy » ça. On peut avoir des critères absolus, mais quand ils ne se retrouvent pas dans la réalité, qu’est-ce qui justifie encore leur existence en tant qu’ »absolu »? Le minimum syndical que tu revendiques n’est clairement pas le minimum syndical appliqué. Dès lors, est-ce qu’il est encore un minimum syndical reconnu ou est-ce qu’il ne devient pas un critère personnel difficilement applicable par les autres?

      Ce qui justifie l’existence de critères (qui ne devraient jamais être absolus mais toujours évolutifs, sinon on arrive à une stagnation) sont les connaissances et la capacité de les argumenter de ceux qui les avancent, en aucun cas l’opinion majoritaire. C’est ce qui fait avancer la société et l’un des enjeux de l’éducation, notamment supérieure. Sans ça la Terre serait encore plate et se trouverait au centre de l’univers. Le parallèle que dresse Idiocracy entre la culture et des sujets comme la médecine ou la politique économique est éloquente. Si l’on est prêt à accepter à peu près n’importe quoi à la télévision ou au cinéma, quand est-ce que ce laxisme va-t-il contaminer d’autres sphères? De nombreux médecins se plaignent déjà des diagnostics que leurs patients établissent eux-même grâce aux informations qu’ils trouvent sur le web. Doit-on vraiment aller vers une société où la pensée de la majorité prévaut sur celle des spécialistes? Ce n’est malheureusement pas que le problème d’un film de science-fiction, c’est celui de la démocratisation culturelle qu’on n’arrive toujours pas à résoudre et qui s’est complexifié à l’ère d’Internet où chacun pense avoir son mot à dire. Peut-être parce que l’on considère que la culture est moins importante que d’autres sujets.

      Evidemment, que chacun puisse s’exprimer est en théorie une bonne chose mais que la structure même du web valide l’opinion par le consensus général participe à l’uniformisation des goûts et, malheureusement, au nivèlement par le bas. Tu trouves toutes sortes d’opinions sur le web mais 90% des articles sur lesquels je tombe concernant la culture se contentent en gros de dire j’aime ou j’aime pas, sans proposer le moindre argumentaire ou discours. Et les sites de métacritique, du type IMDB, Allociné ou Sens Critique ne font quasiment que ça et pèsent de plus en plus sur l’opinion puisque ce sont parmi les sites les plus consultés. Donner son opinion n’est pas inintéressant en soi, mais n’est pas à confondre avec la critique. La critique est validée par des connaissances, la capacité à construire un discours à partir de ces connaissances et des œuvres. Elle n’est évidemment jamais objective mais elle est justifiée par une démarche en partie rationnelle. Elle se permet d’être exigeante parce que, contrairement à l’opinion générale, elle possède le savoir qui lui permet de juger. Elle se doit de l’être parce que le moins l’on sera exigeant vis-à-vis des produits que l’on nous propose, le moins on nous proposera des produits qualitatifs. Aujourd’hui, 90% de la production cinématographique ne mérite pas que l’on s’y attarde et si l’on salue Mud comme un chef d’œuvre plutôt que comme le genre de film que l’on est en droit d’attendre je pense qu’on va dans le mauvais sens. Ce qui n’empêche personne de l’adorer ou de le détester, c’est simplement ce qui justifie ma position par rapport au film.

  7. Pour les personnages, je comprends ce que tu veux dire. Je pense que j’ai perçu les choses différemment parce que je suis allée voir ce film en étant persuadée que Mud était un salopard qui allait faire vivre un enfer à ces gamins, j’avais un tout autre film en tête, d’où la surprise, le côté vraiment inattendu et la manière dont j’ai été touchée par ces personnages donc.

    Pour la culture, bizarrement, je pense que je suis plus pessimiste que toi. Cette contamination a déjà été faite pour moi. La culture n’est plus une valeur, sauf dans un petit cercle tellement fermé qu’il pourrait presque être géolocalisé. Maintenant, la culture est une tare. Je suis d’accord avec toi pour le nivellement par le bas (et ce y compris chez les personnes qui se réclament d’une culture plus pointue soit dit en passant, et je n’échappe certainement pas au phénomène je suppose). Mais plus encore, que ce soit sur le web ou, surtout, dans la « vraie vie », faire preuve de culture est perçu comme de l’arrogance, de la suffisance, de l’intellectualisme égocentré.
    J’ai travaillé dans une bibliothèque récemment. J’étais la seule universitaire parmi les nombreux bibliothécaire. Ca s’est su avant que je n’arrive, on m’a donné la réputation d’être trop qualifiée pour la fonction. Dès lors, quand je suis arrivée, tout ce que je disais a été pris pour de l’arrogance. Je parlais d’un film ou d’un livre? Je prenais les gens de haut. Je disais savoir de quoi on parlait dans une conversation? Je prenais les gens de haut. J’essayais de mener la conversation vers autre chose que la téléréalité (en osant en plus dire que je n’avais pas la télé – chose qui est très mal prise par certains, soit dit en passant) pour parler de livre (dans une bibliothèque? Bizarre)? Je prenais les gens de haut.
    On est arrivé à un moment où la culture n’a plus la valeur qu’elle avait avant, c’est un signe non plus d’éducation ou d’ouverture d’esprit mais d’arrogance et de besoin de diminuer l’autre (sauf, je le répète, dans quelques milieux, mais il faut être dans une grande ville ou en capitale pour pouvoir les fréquenter, et encore, là, c’est un peu l’inverse, ce qui n’est pas forcément bon non plus). Dès lors, on est déjà en idiocracy d’une certaine manière. Et on ne peut plus prétendre que nos critères soient ceux de tout le monde. Nos critères sont les vestiges d’une autre manière de penser, ils ne correspondent plus au monde actuel, peu importe leur pertinence. D’où ma remarque en fait.

    Par contre, là où je ne te rejoins pas, alors qu’en fait, je suis à 90% d’accord avec toi, c’est quand tu dis que « Mud » est un film moyen qui est encensé parce qu’il fait le minimum syndical que d’autres ne font pas. Sans me prendre pour une intellectuelle (dans le bon sens du terme) du cinéma, je pense pouvoir dire que je regarde des choses différentes et, parfois, de qualité (parfois de grosses merdes aussi, et auxquelles je prends plaisir en plus ^_^). Et en ayant vu ces films, parfois différents, parfois pointus, parfois stupides, je ne considère pas « Mud » comme étant un film remplissant le « minimum syndical ». Il possède quelque chose, une lumière interne, une beauté humaine qui en fait un grand film pour moi. Un meilleur film (à mes yeux) que « Take Shelter », que j’avais pourtant beaucoup aimé. Il possède une qualité humaine difficile à atteindre, un espoir, une confiance en l’homme, une tendresse qui arrivent toujours à ne pas rentrer dans l’excès et qui en font, de ce fait, un grand film à mes yeux, pas juste un film se contentant du minimum dans la qualité, que l’on peut ou pas adorer mais qui n’a pas un certain niveau qualitatif. Il a excédé mes attentes et je n’en demande pas plus que je n’en ai eu, parce que je trouve qu’il possède des qualités que je ne retrouve plus, même dans les grands films. L’optimisme et la tendresse. Qui semblent être devenus de gros mots à notre époque. Comme la culture en fait ^_^. Tout ça pour expliquer que si j’adore « you’ve got mail » en sachant que c’est un film plus que moyen, j’adore « Mud » en le considérant comme un film de qualité, pas juste un film qui me fait vibrer (d’où le désaccord ^_^).

    PS: Je vois que tu as parlé de « Only God Forgives » mais as-tu vu « The place beyond the pines »? J’ai été très déçue par ce film qui, lui, répondrait à mes yeux à ce que tu dis ici, un film faisant le minimum syndical sans rien de réellement remarquable mais qui, de ce fait, passe pour un grand. Je l’ai trouvé personnellement froid, plastique, sans l’humanité que j’ai retrouvée dans « Mud ». Je n’ai pas su rentrer dans cette histoire construite correctement mais sans grand génie, interprétée correctement mais sans grand génie et filmée correctement mais sans grand génie.

    1. Tu te rends compte qu’en abordant ce sujet délicat, tu va m’obliges pratiquement à dire du mal des gens? Pourtant je crois vraiment qu’on ne doit pas émettre un jugement de valeur vis-à-vis des cultures qui ne sont pas la nôtre, ni tenter de les hiérarchiser. En gros, qu’il n’y a pas de sous-culture. En fait ce que me dérange vraiment n’est pas tant ce à quoi les gens s’intéressent mais la manière dont tous ces produits sont devenus de purs objets de consommation. Je crois que la culture garde tout sa valeur dans la société contemporaine, d’ailleurs tout le monde se revendique de telle ou telle culture geek, cinéphile, hipster ou autre, mais la conception de ce qu’est la culture a changé. Je m’obstine un peu, mais dans une société où il est devenu possible à chacun d’exprimer ce qu’il pense c’est normal d’entendre de plus en plus de conneries. Ce qui ne veut pas dire que personne ne partage les mêmes valeurs, juste qu’il y a moins de contrôle qu’avant sur ce qui se dit. Le danger c’est que la culture ne passe plus par des lieux d’exigence comme la presse ou l’université (et là je simplifie largement la question parce que la fac n’est pas un lieu de réflexion à mes yeux et la presse est d’une qualité très variable, ce sont des institutions qui se soucient davantage de leur image) mais par une opinion générale qui s’exprime par le biais du Web. On entend donc de tout, sans qu’il y ait la moindre politique éditoriale ou contrôle de qualité. En même temps ça ouvre la possibilité de s’exprimer à des personnes qui ne pouvaient ou ne voulaient s’exprimer par les voies classiques et on peut trouver de nouvelles voix intéressantes.

      Je me fiche pas mal de ceux qui peuvent trouver mes valeurs élitistes, ils ont le droit de penser ce qu’ils veulent. Je trouve simplement désespérant de voir les gens consommer aveuglément ce qu’on leur sert, sortir d’une projection de Die Hard 5 ou Oblivion qu’ils ont payé 12 euros avec un grand sourire alors qu’on vient de se foutre allègrement de leurs gueules, crier au chef d’œuvre devant un Tarantino ou un Nolan alors que non, ce n’est pas parce que la société s’emballe pour leurs films qu’ils sont bons. Encore une fois, je ne dis pas que Mud fait le minimum syndical mais que les qualités du film devraient être ce à quoi on s’attend de la part d’un film qui a coûté 30 millions. Mais si les gens continuent d’accepter n’importe quoi, on va dans l’autre sens et les bons films vont devenir l’exception plutôt que la norme. Je pense aussi que tu fais un raccourci dangereux en disant que les gens qui s’intéressent à la culture ne se trouvent que dans les grandes villes (et au passage, le public soi-disant cultivé qui fréquente les petites salles du quartier latin est encore moins bien élevé que celui qui s’empresse dans les multiplex, la culture parisienne est décadente à souhait). Pour ce qui est de The Place Beyond the Pines, avec son scénar copié-collé de Drive c’est typiquement le genre de projet purement commercial que je ne me fatiguerais pas à aller voir. J’aime bien le Gosling de Half Nelson ou Une fiancée formidable, mais ces derniers temps on nous le met à toutes les sauces.

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