Cinéma | Nouvelles du front

Only Lovers Left Alive
un film de Jim Jarmusch (2013)

Only Lovers Left Alive (Jim Jarmusch, 2013)Des hauteurs d’une nuit étoilée, la caméra de Jim Jarmusch entame sa lancinante descente vers un couple de vampires dont l’amour a défié le temps et le romantisme désabusé traversé les siècles. Cloîtrés dans la lumière feutrée de chaque plan qui compose leur récit, ils arpentent avec mélancolie les vestiges de leurs espoirs oubliés, rejouant à l’identique cette sempiternelle comédie noire à laquelle jamais ils n’auront pris goût. Miroitant les révolutions d’un vinyle sur une vétuste platine, l’envoûtant mouvement qui nous rapproche d’eux insinue par sa circularité que les personnages centraux du funeste Only Lovers Left Alive sont condamnés à tourner en rond. Depuis que Zack, Jack et Roberto s’évadaient de leur geôle pour s’égarer et revenir sur leurs pas dans les bayous de Down By Law, c’est le sort réservé aux protagonistes du réalisateur. Mais ici, comme sur The Limits of Control, Jarmusch radicalise son propos et élargit le détachement inhérent à ses personnages à toujours davantage d’éléments de son cinéma.

Only Lovers Left Alive (Jim Jarmusch, 2013)Dans la solitude d’une maison isolée aux abords d’un Detroit mué en ville fantôme, Adam compose des marches funèbres et érige autour de lui un poussiéreux capharnaüm dédié aux artistes et autres penseurs qu’il a admirés au fil des siècles. Portraits et instruments s’y entassent entre d’ancestrales consoles d’enregistrement pour meubler ce temple passéiste où il n’accepte de recevoir que Ian, le fervent admirateur qui subvient à ses caprices de reclus mégalomane. Hormis le jeune homme, Adam ne côtoie les zombies de la race humaine, comme il aime à les surnommer, que lors d’occasionnelles visites à l’hôpital où il se fournit en sang pur. En ce début de vingt-et-unième siècle, après tant de ravages auto-infligés, il n’est en effet plus question de s’abreuver du précieux élixir à la source corrompue du corps humain. Aux yeux d’Adam, ce liquide vital et pourtant infecté qui circule dans nos veines n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de l’incommensurable gâchis généré par notre espèce.

Only Lovers Left Alive (Jim Jarmusch, 2013)Comme s’ils avaient voulu mettre autant de distance que possible entre eux pour ne plus se contaminer mutuellement de leurs idées noires, Ève s’entoure de livres anciens de l’autre côté du monde, à l’abri de sa demeure tangéroise. Naviguant d’un univers littéraire à l’autre, elle trompe l’ennui et échappe tant bien que mal à l’emprise grinçante du temps. Avec le vieillissant Christopher Marlowe pour seul ami, elle sillonne entre deux fixes d’hémoglobine les ruelles d’une médina encore hantée par le spectre de William S. Burroughs. Mais en dépit des milliers de kilomètres qui les séparent, leurs vies restent étroitement liées, semblant obéir à l’intrication quantique observée par Einstein lors d’un épisode qu’ils aiment se remémorer en souvenir de jours meilleurs. Ainsi, alors qu’Adam sombre dans une nouvelle dépression, Ève sent qu’un drame imminent se précise. Ce malaise serait-il provoqué par le retour annoncé de sa jeune sœur, créature incontrôlable et source permanente de déséquilibre dans la vie du couple, ou une menace bien plus dangereuse planerait-elle sur leur interminable existence ?

Only Lovers Left Alive (Jim Jarmusch, 2013)Œuvre à la fois cryptique et naïve, Only Lovers Left Alive confine ces deux amants de la nuit à une errance en-dehors du temps. Prisonniers d’un espace ayant consommé précisément la même séparation qu’eux, ils restent libres de leurs mouvements mais ne peuvent, depuis des siècles, plus que contempler la déprimante circularité de l’Histoire. Car c’est bien le temps, plus que toute autre chose, qui tourne ici en rond, concluant un cycle pour retrouver enfin la nuit. Non plus celle vertigineuse et parsemée d’étoiles sur laquelle le film s’ouvrait avec une note teintée d’optimisme, mais une pénombre métamorphosée en sombre et solennel requiem. Au milieu de cette noirceur où ne filtre plus la moindre lueur, seul brille l’ardent désir de vivre de ces deux vampires, leur souhait de voir l’humanité s’éveiller enfin à une existence spirituelle avant de ne sombrer à jamais dans l’oubli.

Only Lovers Left Alive (Jim Jarmusch, 2013)Là réside l’étrange paradoxe d’Adam et Ève, ces deux éternels témoins de l’accablante comédie humaine. Dénués d’âme, ils demeurent plus vivants que les êtres végétatifs qui les entourent. Insensibles au passage du temps, ils retiennent davantage de sensibilité que leurs contemporains et parviennent, malgré les horreurs qu’ils ont vécues, à rire de l’ironie répétée du sort comme d’eux-mêmes. D’un romantisme aussi tragique qu’incorrigible, Jim Jarmusch narre les mésaventures de ces deux mal-adaptés qui luttent encore pour réintégrer le paradis perdu, leur réservant le même traitement qu’il a infligé à l’ensemble de ses personnages. Évitant ainsi l’écueil cynique du détournement d’un genre, le cinéaste s’empare de la figure malmenée du vampire pour y puiser ce qu’il y reste de plus éminemment humain et livrer un film personnel à l’extrême. Émerge alors de cette nuit dévastée qu’Adam et Ève auront transcendé jusqu’aux frontières de l’aube l’expression d’une simplicité désarmante de ce qui nous maintient en vie : Only Lovers Left Alive.

2 personnes ont commenté l'article

  1. Beaucoup (beaucoup) aimé ce film, sa langueur, sa douceur, sa musique aussi, surtout (gros coup de foudre pour Jozef Van Wissem).

    Par contre, je n’ai pas perçu le couple de la même manière que toi. Pour moi, leur séparation physique tient plus d’un besoin d’être, d’un couple qui s’adore mais qui peut exister dans l’individu. Comprendre qu’on nous abreuve pour l’instant d’amours vampiriques fusionnelles. Aimer un vampire, c’est être avec lui pour toujours, tout le temps. Or, l’amour, pour être réellement amour, doit pouvoir exister non parce qu’on ne peut se passer de l’autre et qu’on n’envisage pas la vie seul mais bien parce qu’on est capable de vivre seul et d’apprécier la chose et qu’on choisit d’être avec l’autre plutôt qu’on ne s’enchaîne à lui (ou qu’on ne l’enchaîne à nous). Ce couple m’a fasciné parce qu’Adam et Eve peuvent à la fois vivre seuls et à deux, que leur vie seule peut être intéressante (même si Adam a une propension marquée à la mélancolie) mais que leur vie à deux est tout autant importante. Ils n’ont pas peur de se quitter parce qu’ils savent ce qu’ils sont l’un pour l’autre. Ils n’ont pas peur de se retrouver parce qu’ils savent le plaisir qu’ils ont à être ensemble. Les deux états sont possible et la peur de l’un n’entraîne pas l’obligation de l’autre. Ils ne sont plus dans ce simulacre d’amour auquel on se livre si souvent, dans ce jeu, cette représentation du couple fusionnel. Ils sont, simplement, et ils sont incroyables à deux.

    Bref, juste certainement parce que j’ai voulu lire dans ce film une sorte d’écho de ma conception de l’amour je suppose… Forme d’amour que l’on ne peut atteindre que quand on a passé tant de temps à s’aimer?

    1. D’accord avec toi dans l’ensemble, sauf qu’eux ont cette chance que le temps ne leur est pas compté. Ils peuvent se séparer, vivre à l’écart, tout en sachant pertinemment qu’ils se reverront tôt ou tard.

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