Cinéma | Nouvelles du front

The Grandmaster (Yi dai zong shi)
un film de Wong Kar-wai (2013)

The Grandmaster - Wong Kar-waiDès sa scène d’ouverture, un combat de masse où mouvements et détails sont irrémédiablement noyés sous de lourdes gouttes de pluie, The Grandmaster affiche ses intentions avec l’évidence d’un coup de poing asséné en pleine face. Ceux qui espèrent voir Ip Man dérouiller ses adversaires à tour de bras feraient mieux de s’en tenir aux productions mettant en scène le talent de Donnie Yen. Les autres, anxieux de voir la figure légendaire du kung-fu interagir avec son disciple Bruce Lee, devront faire preuve de beaucoup de patience. Nous sommes ici chez Wong Kar-wai et l’artiste visionnaire, dont l’imagination engendra par le passé In the Mood for Love (2000) et Happy Together (1997), se plaît dans son dernier film à désamorcer toutes les attentes du spectateur pour l’amener dans les directions les plus inattendues.

The Grandmaster - Wong Kar-waiEn choisissant de retracer la vie d’Ip Man entre les années 1930 et 1950, Wong Kar-wai fait surtout de son personnage le témoin des histoires qui se déroulent autour de lui. La grande Histoire concerne la guerre sino-japonaise de 1937 à 1945 et les tentatives de réunification d’une nation divisée entre Nord et Sud, royalistes et démocrates, tradition et modernité ; une unification qui passe par celle des arts martiaux chinois. La petite est le récit de Gong Er, la fille du Grand maître qui se cherche un successeur, de sa quête de vengeance et de l’amour impossible qui se noue entre elle et Ip Man. D’un point de vue narratif, ces histoires passent par la déconstruction des figures clefs du genre (le cérémonial, la trahison, la vengeance et évidemment les combats) pour se focaliser sur la lutte des personnages contre l’ordre établi. Ce n’est qu’au travers du combat féministe mené par Gong Er qu’Ip Man parviendra à une meilleure compréhension des enseignements philosophiques du kung-fu et donc de l’art martial lui-même. Au niveau visuel, les thématiques principales passent par un travail grandiose sur le dédoublement et la gestuelle, sans cesse appuyé par une mise en scène et un sens visuel innovants, pour aboutir à l’épiphanie finale.

The Grandmaster - Wong Kar-waiD’une extraordinaire densité sur tous les plans, The Grandmaster reste légèrement brouillon dans sa version cinématographique. Les références disséminées à Il était une fois en Amérique (Sergio Leone, 1984) soulignent clairement la volonté de Wong Kar-wai de faire de son film une fresque historique et, le montage original atteignant tout de même les quatre heures de projection, il est bien possible qu’une version longue fasse prochainement l’objet d’une édition en Blu-ray ou DVD. Si j’aurais plaisir à me repencher sur le film à cette occasion, je trouve simplement regrettable que les politiques des distributeurs et exploitants nous privent de l’expérience cinématographique totale au profit d’exigences commerciales. Autre bémol, la DCP1 alterne entre un rendu somptueux des images et d’autres plans saturés de bruit témoignant des difficultés persistantes du numérique à capter le grain et la subtilité de la pellicule. Rendez-vous est donc pris d’ici quelques mois pour déterminer si ce Grandmaster recèle d’un chef d’œuvre maudit ou s’il ne s’agit que d’un film magnifique, dépassé par l’ampleur de ses propres ambitions.

1Digital Cinema Package : copie de projection numérique d’un film

2 personnes ont commenté l'article

  1. J’ai moi aussi remarqué l’écart sidérant qu’il y a entre certains plans, carrément effrayants de numérisation, au cours desquels l’image originelle semble avoir été irrémédiablement perdue, et d’autres, parfaits, où tout est tellement « là ». A tel point que je me suis dit que ça ne pouvait qu’être fait exprès, que l’effet était voulu, tout comme l’a toujours été cette manière de faire voir le ralenti en le transformant quasiment en une suite d’arrêts sur image. Je me suis dit que Wong Kar Wai veut aller jusqu’à la racine même du cinématographe, que sont les éléments même de l’image en mouvement.
    Je me le suis d’autant plus dit que finalement, le film ne parle que de ça : la croisée des écoles. Il s’ouvre et se clôt sur le sens profond de l’art martial : horizontal/vertical. Or l’horizontal, c’est le mouvement du balayage numérique, et le vertical, c’est le sens de défilement de la pellicule. Je me dis qu’il y a peut être là un sens à trouver; tout en me disant que je sur-interprète peut être un peu.

    1. Tu extrapoles un peu mais ce n’est pas absurde. Il faudrait que je le revois pour voir s’il y a un sens à cette variation sur la définition. Le film a été tourné en numérique et 35mm et ce problème de bruit semblait plutôt apparaître sur des plans à faible luminosité ou profondeur de champ, je pencherai donc pour un soucis technique. Même quand il travaille à figer l’image ou faire paraître son essence, le rendu visuel reste généralement léché chez Wong Kar-wai. Faudrait voir ce que lui en dit.

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