Cinéma | Missives

Un troisième visage
L’autobiographie de Samuel Fuller

Un troisième visage - Sam FullerAvant de se tailler une atypique mais incontournable filmographie composée d’œuvres aussi importantes que variées, Samuel Fuller avait déjà vécu plusieurs vies. Lorsqu’il rejoignait le front européen en 1942 il avait publié ses premiers romans, signé quelques scénarios, fait ses preuves en tant que journaliste et sillonné d’Est en Ouest son pays plongé dans la Grande Dépression. Ultime histoire de ce raconteur extraordinaire, Un troisième visage s’attache à narrer un parcours qui, épousant de 1912 à 1997 le cours du vingtième siècle, fera de cet enfant de 12 ans qui refourguait ses journaux aux coins des rues new-yorkaises une figure tutélaire du cinéma indépendant américain mais aussi des nouvelles vagues européennes.

Enfant, la mort de son père obligea rapidement Fuller à aider financièrement sa famille. Dès son arrivée à Washington Heights, un quartier populaire de Manhattan, Sammy trouvera le chemin de Park Row, sans doute l’un des lieux les plus importants de sa vie et auquel il consacrera des années plus tard l’un de ses films les plus personnels. C’est le poumon du journalisme américain ; la rue où sont rédigés, imprimés et distribués les quotidiens de l’empire Hearst. Tombant sous le charme de l’encre, de son odeur et du pouvoir des mots, le jeune Fuller intégrera la maison et, à force d’abnégation, deviendra le coursier personnel d’Arthur Brisbane ; bras droit de William Randolph et ancien éditorialiste du concurrent historique, Joseph Pulitzer. Brisbane, c’est une première figure paternelle ; la jeunesse de Sam en sera émaillée. Bien au chaud, Sammy ne rêve cependant que d’une chose, devenir lui-même journaliste d’affaires criminelles. Vu son jeune âge, son mentor s’y oppose. Sa mère n’est guère plus enthousiaste de voir son fils délaisser ses études. Qu’à cela ne tienne, Sammy s’excuse auprès d’eux et rejoint le Graphic pour devenir à 17 ans le plus jeune reporter de l’équipe. Ce n’est pas un poste glorieux mais il apprendra là les rouages de son métier et y trouvera cet insatiable goût pour la vérité qui fera, vingt ans plus tard, tâche dans le paysage cinématographique américain. Ces souvenirs de jeunesse, de la découverte d’une ville en pleine expansion, grouillent de vie. Ça sent la fumée des cigares bon-marché, l’alcool de contrebande et l’on y croise un tas de personnages insolites ; du cadavre overdosé de Jeanne Eagels à Al Capone et ses gardes du corps déconnant autour d’une table de billard.

Au cours des années 1930, Fuller entreprend la traversée des Etats-Unis, travaillant comme journaliste freelance et s’intéressant à une population enlisée dans la misère. L’écriture sera au centre de toutes ses activités jusqu’en 1941 et l’entrée en guerre des Etats-Unis. Approchant la trentaine, Fuller n’hésite pas un instant et, le temps de finir son troisième roman, s’enrôle dans les forces armées. Il y a dans cette décision un sentiment de devoir mais aussi la nécessité de témoigner du crime du siècle. Rattaché à la première division d’infanterie (The Big Red One), le soldat Fuller sera amplement servi. Engagée au plus dur des combats, son unité participera aux débarquements en Afrique du Nord, en Sicile et en Normandie sur Omaha Beach ; puis à l’avancée à travers la France, la Belgique et l’Allemagne. En point d’orgue vient la découverte du camp de Falkenau et de l’impensable horreur. Une grande partie du livre s’attache à décrire ce long et traumatisant épisode de sa vie. Qu’il évoque l’enfer des combats et des interminables marches hivernales, la sensation éprouvée lorsqu’il tua pour la première fois un homme ou ces visions horribles qui hanteront ses cauchemars pour le reste de sa vie, Fuller tire de son expérience des pages profondément bouleversantes. Il se souvient aussi avec tendresse de camarades disparus, de ses premières rencontres fortuites avec Alfred Hitchcock et Marlene Dietrich au milieu de ce chaos. Il se souvient, surtout, du soulagement d’avoir survécu à la plus difficile des épreuves.

Naked Kiss - Sam FullerDe retour aux Etats-Unis, Fuller s’installe définitivement à Hollywood. Rapidement lassé de voir à l’écran les résidus des scénarios qu’on lui achète, il passera à la réalisation avec J’ai tué Jesse James en 1949. Malgré l’homosexualité latente qu’il y développe entre ses héros, imprimant déjà le contre-courant comme marque de fabrique, le film sera appuyé par son producteur/distributeur et salué par la critique tout comme le public qui y afflue. Sa carrière est lancée et Fuller, heureux de collaborer avec un producteur de la trempe de Darryl Zanuck, de côtoyer ces légendes que sont Ford, Lang ou Hawks, tourne beaucoup. De nombreux passages émouvants sont consacrés à ses amis du showbiz. La silhouette de Marilyn se glisse souvent entre deux paragraphes et on comprend qu’il éprouvait pour elle une profonde admiration. Il aurait aimé la faire tourner mais n’a jamais su écrire un rôle qui lui convenait. Gary Cooper fut l’objet d’un autre rendez-vous manqué. Cette première partie de sa carrière de réalisateur est celle des films noirs (Le Port de la drogue, La Maison de bambou, Underworld U.S.A.), des westerns (40 tueurs, Le Jugement des flèches) et des films de guerre (J’ai vécu l’enfer de Corée, Baïonnette au canon, Verboten !). L’un des premiers scénaristes-réalisateurs d’Hollywood, Fuller est rapidement frustré par le peu de contrôle que lui permettent d’exercer sur ses films des studios toujours plus soucieux de la rentabilité que de la véracité. Il s’en éloignera progressivement, préférant tourner avec de petits budgets pour bénéficier d’une plus grande maîtrise sur ses projets.

Si sa productivité chute à ce moment-là – ce ne sont pourtant pas les scénarios accumulés au fil des ans sur les étagères de son bureau qui manquent – il réalisera tout de même quelques grands films à cette époque. Tout d’abord Shock Corridor et Naked Kiss au début des années 1960 ; deux films caractéristiques de son écriture et qui bénéficient d’un traitement visuel remarquable grâce à la participation du chef opérateur Stanley Cortez. Si les films tournés dans les années qui suivent ont moins d’importance, en 1980 Fuller parvient enfin à concrétiser le rêve de sa vie ; ce sera Au-delà de la gloire, film fleuve retraçant le parcours de son unité au cours de la guerre. Enfin vient l’œuvre qui scellera son désamour avec Hollywood, le très beau Dressé pour tuer, virulente charge contre le racisme adaptée de Romain Gary. La Paramount se chargera de saboter l’exploitation du film outre-Atlantique, frileuse à l’égard d’incompréhensibles accusations d’incitation à la haine raciale. S’en suivra un long exil en France. Si le retour sur la genèse de chaque film et de nombreux autres projets avortés intéressera principalement ceux qui scrutent de près l’œuvre du réalisateur, Un troisième visage offre néanmoins un fascinant aperçu, où prime l’aspect humain, de l’évolution d’Hollywood de l’Âge d’or jusqu’au déclin des grands studios. C’est aussi un important document historique, le récit d’un enfant du vingtième siècle qui détestait la malhonnêteté et les stéréotypes mais qui livrait sa perception du monde avec une concision fulgurante.

Un troisième visage de Samuel Fuller est disponible en français aux éditions Allia (traduit de l’anglais par Hélène Zylberait)

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