Welcome to New York
un film d'Abel Ferrara (2014)
Publié par Marc Fairbrother le 19 octobre 2014 dans Nouvelles du front
Peu importent les circonstances, la collision entre ces deux astres hors-normes du cinéma contemporain que sont Abel Ferrara et Gérard Depardieu ne pouvait accoucher que de dévastatrices étincelles. Au fil des ans, l’acteur français comme le réalisateur américain sont devenus toujours plus imprévisibles, alimentant de leurs comportements erratiques ce cirque médiatique plus communément appelé star system. Leurs filmographies respectives ont certes souffert de leurs errances, chez l’un comme l’autre l’inénarrable cède encore régulièrement la place au sublime. Ces penchants pour l’autodestruction et l’anarchie qui semblent parfois gouverner leurs vies se trouvent au cœur ténébreux de Welcome to New York, une œuvre chaotique qui prend le contre-pied du récriminatoire tant attendu à l’égard d’une figure publique devenue proie facile pour mieux s’engouffrer dans le mal-être de ses personnages et de la société avec laquelle ils cherchent tant bien que mal à renouer.
Tant au niveau de sa trame que de ses protagonistes, Welcome to New York s’inspire sans aucune ambiguïté de l’affaire DSK. Le spectateur en reconnaîtra le moindre détail sordide, en retrouvera chaque acteur et ingrédient principal, sans jamais que Ferrara ne tombe pour autant dans le piège de l’insipide reconstitution d’une sombre histoire de mœurs. Car dans cette descente aux enfers d’un homme corrompu par le maniement du pouvoir, une trajectoire semblable en tous points à celles de King of New York ou de Bad Lieutenant, ce n’est pas le fait divers médiatique qui intéresse le réalisateur. Ferrara y trouve au contraire l’occasion d’approfondir l’exploration de ses thèmes fétiches, d’imprimer sa marque au récit non pas en une recherche futile de la réalité empirique des événements mais afin d’en extraire du sens, cette vérité extatique chère à Werner Herzog, par le prisme révélateur de la fiction.
D’une apparence lisse au premier abord, ce New York au modernisme épuré qui sert de décor au film dissimule sous ses miroitantes surfaces la violence et la noirceur qui ont toujours hanté la filmographie du cinéaste. Si elles ne suintent plus désormais aux yeux de tous par les plaies béantes d’une humanité aux abois, ce n’est que pour mieux exploser au travers des tensions étouffantes qui dictent les relations entre les personnages. Au fil d’œuvres comme Mary ou 4h44 Dernier jour sur Terre, le cinéma d’Abel Ferrara est devenu ce grondement sourd trahissant une angoisse profondément enracinée en l’Homme. Moins hystérique que lors de ses sulfureux premiers films, l’anxiété reste plus que jamais présente et pesante, condamnant ses personnages à vivre dans l’urgence du désespoir, d’agir souvent en dépit de toute rationalité.
Arpentant sa tour d’ivoire tel un fantôme prisonnier du monde des vivants, Gérard Depardieu se fait la parfaite incarnation de ce climat anxiogène. Son corps d’ogre monstrueux exhibe les ravages d’abus en tous genres pour dévoiler, à la manière du portrait de Dorian Gray, les stigmates de son absence totale d’empathie et de regrets. Ferrara filme ce corps comme une abstraction pour en faire un pur objet de cinéma, une métaphore visuelle de l’irréversible déchéance des civilisations arrivées à maturité. Alors que la caméra implacable se porte sur ce torse et ces membres boursouflés, imposants et pathétiques à la fois, c’est néanmoins dans la manière dont l’acteur observe son environnement, et surtout dont il défie le spectateur de le juger d’un simple regard caméra, que le film trouve son sens. Emblématique du monde qu’il contemple depuis sa fenêtre, son image dans la vitre se superpose au paysage nocturne pour ne devenir plus que le reflet d’un chaos auquel chacun participe. Welcome to New York assène ainsi son propos acerbe par ce constat d’un échec collectif à voir au-delà des actes les plus infâmes pour en déceler les origines dans les dysfonctionnements inhérents à la société.