The Duke of Burgundy
un film de Peter Strickland (2014)
Publié par Marc Fairbrother le 30 novembre 2014 dans Nouvelles du front
À la seule vision de Berberian Sound Studio, il serait tentant d’ériger Peter Strickland en fer de lance du cinéma de genre contemporain. Tentant certes, mais surtout réducteur tant on reléguerait ainsi au second plan une ambition qui dépasse de loin le simple hommage au cinoche d’exploitation et dont témoignait Katalin Varga, ce drame tourné quelques années plus tôt en Roumanie. Ces premières réalisations, que de nombreux aspects opposent pourtant, révélaient toutes deux une vision artistique à la cohérence remarquable, le cinéaste explorant par leur biais une narration dont l’approche purement sensorielle suscite autant l’émotion qu’elle stimule l’intellect. De l’écriture au montage, de la mise en scène au sound-design, un perfectionnisme porté jusqu’à l’obsession émerge du soin méticuleux avec lequel Strickland s’applique à la moindre facette de son cinéma. Si à l’image de son titre énigmatique, qui se réfère à une famille de papillons, The Duke of Burgundy conserve donc encore tout son mystère au moment de se livrer aux spectateurs, les intentions du réalisateur se manifestent déjà sous les noires lanières de cuir SM.
Peter Strickland laissera planer ce doute sur la nature de son film bien après un générique aux lettrages massifs dont un parfum teinté d’horreur à l’européenne émanait pourtant. À peine Cynthia et Evelyn entreront-elles en scène pour se livrer à leur jeu de séduction que le spectateur verra le récit se dérober sous ses pieds, la relation entre ces femmes s’avérant toute autre que le rapport glaçant de maîtresse à esclave évoqué lors des premiers instants. Loin des poncifs de la sexploitation, glissant terrain sur lequel on l’attendait quelque peu, c’est à une touchante histoire d’amour que nous convie The Duke of Burgundy : celle de désirs peinant à se rencontrer malgré l’indéniable tendresse qui les unit. Rejouant à l’infini un scénario érotique devenu triste routine, Cynthia et Evelyn finiront par s’embourber dans ces mécanismes répétitifs du quotidien auxquels elles cherchaient justement à échapper. Alors que les ordres et châtiments soigneusement chorégraphiés cèdent la place à d’imprévisibles supplications et caprices, leur passion menace de basculer vers le ressentiment, dévoilant davantage à chaque altercation les failles de l’illusion fragile dans laquelle évoluent les deux amantes.
Qu’il porte son regard sur les gestes de ses actrices, sur les somptueux costumes et décors dont regorge son film ou sur l’eau savonneuse dans laquelle baigne du linge sale, Peter Strickland s’efforce de magnifier le moindre détail du plan. Avec un sens inné du rythme, il laisse chaque image s’exprimer pleinement pour faire naître chez le spectateur une série d’impressions déconcertantes de beauté étrange et de profonde sensualité. Dans ce monde uniquement peuplé de femmes, les actions s’accomplissent dans une trivialité sans cesse en décalage. En l’absence d’hommes, le saphisme y devient autant la norme que d’acheter un lit dans lequel on peut enfermer son partenaire, tout s’y trouvant nimbé d’un désir palpable dont chaque être ou chose devient l’objet. Ce monde est celui sur lequel règne le fétichisme, The Duke of Burgundy s’en faisant l’irrésistible vecteur des qualités obsessionnelles. Mais entre l’objet idéalisé et le prosaïsme d’un quotidien toujours à la lisière de l’ennui, les ruptures se forment pour faire de la moindre escapade un inquiétant voyage vers l’inconnu, insufflant partout une charge de volupté pour érotiser jusqu’à la pudeur elle-même.
Je viens d’aller regarder la bande-annonce de ce film et une chose m’a intriguée. On parle pas mal d’ASMR en ce moment, ces stimulations sensorielles qui font réagir certains. Si tout le blablatage autour de la chose m’agace, à la base, j’avoue être assez sensible à ce type de sons et la bande-annonce pourrait passer sans difficulté pour une vidéo ASMR. Je me demande si c’est voulu ou pas (mais à ce niveau-là et suite au précédent film du réalisateur, c’est impossible que ça ne le soit pas). Pour comprendre, écoute la bande-annonce sans la regarder: https://www.youtube.com/watch?v=P-xIMBnclyA… Je me demande à quel point l’érotisme de ce film pourrait passer aussi par le son. Je suis intriguée en tout cas, je vais essayer de mettre la main dessus.
Je ne sais pour l’ASMR mais je vois ce que tu veux dire. Strickland fait du cinéma sensoriel, un peu comme Hélène Cattet et Bruno Forzani mais avec une approche plus classique de la narration. Enfin, peut-être pas plus classique mais moins abrasive en tout cas. On retrouve ça chez Wheatley aussi (dont j’attends l’adaptation de Ballard de pied ferme!) et c’est l’une des rares veines du cinéma contemporain qui m’intéresse. Mais The Duke of Burgundy m’a surtout surpris par sa tendresse au final. J’espère que ça te plaira et désolé pour le délai de ma réponse. Un peu débordé ces derniers temps.