Berberian Sound Studio
un film de Peter Strickland (2012)
Publié par Marc Fairbrother le 29 mars 2013 dans Autopsies
Scénarisé au cours de l’interminable post-production de Katalin Varga, un coup d’essai finalement récompensé par l’Ours d’argent à Berlin en 2009, Berberian Sound Studio offre à Peter Strickland l’occasion de changer de rythme comme de ton. Toujours marqué par l’influence de ses maîtres, le réalisateur britannique oscille plus librement avec cet ambitieux second opus entre la symphonie horrifique et des obsessions très personnelles. Bien que la violence s’y trouve de nouveau confinée au hors-champ, que contrairement aux giallos auxquels se réfère le film le sang n’éclabousse jamais l’image de son sadisme malsain, l’horreur prend plus que jamais forme entre l’œil du spectateur et l’écran. C’est dans les interstices du récit, dans ses images manquantes que Strickland laisse à la puissance évocatrice de notre imaginaire le soin de combler, que se déploie cette histoire. Accordant une place primordiale aux mystères intangibles de l’environnement sonore pour mieux rendre hommage à ses artisans, Berberian Sound Studio orchestre par sa troublante esthétique du cauchemar une mélodie de l’horreur, véritable expérience sensorielle unique en son genre.
Convié à Rome pour travailler sur un film dont il ne connaît encore que le titre, le timide ingénieur du son Gilderoy s’attend à découvrir un de ces documentaires champêtres auxquels il semble abonné. D’autant plus que le réalisateur qui l’a engagé, l’énigmatique Santini surtout remarquable pour ses fréquentes absences du studio, semble jouir d’une bonne notoriété internationale. Mais ce « Vortex équestre », dont on n’apercevra que le générique au cours du film, s’avérera rapidement être d’une toute autre nature. Macabre histoire de chasse aux sorcières, le film s’adonne à une violence graphique dont il incombera à l’artisan introverti de composer l’illustration sonore en s’aidant de hachoirs, de légumes et de menaçants bruits de friture. Dans ce studio sur lequel règne, du despotique producteur Francesco à l’antipathique secrétaire Elena, une équipe aux accents exclusivement latins, le pauvre Gilderoy et sa réserve toute britannique sembleront incapables de trouver leur juste place. Perturbé autant par cette décadente culture italienne qui lui reste totalement étrangère que par les images d’une violence insoutenable sur lesquelles il doit pourtant travailler, son unique source de confort lui vient des lettres reçues de sa paisible campagne anglaise. Alors, cependant, que les nouvelles du pays revêtent un ton plus sombre et que la production s’enlise dans une mauvaise passe amplement méritée, les angoisses de Gilderoy vont envahir l’écran pour dépeindre ses propres frayeurs.
« Je connaissais déjà Argento, puis j’ai découvert Mario Bava et Fulci. Plus que tout, les musiques de ces films m’ont marqué. Elles étaient si particulières : Morricone, bien sûr, mais aussi Bruno Nicolai, Stelvio Cipriani, Claudio Simonetti, Claudio Gizzi, Fabio Frizzi, Nicola Piovani, Riz Ortolani… La plupart des musiques de films d’horreur sont brutales, alors que les musiques de films italiens sont très douces, romantiques, presque mélancoliques. Elles avaient également ce background avant-gardiste : Morricone a fait partie du Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza, par exemple. »1
Sans se montrer dédaigneux envers ses modèles, Berberian Sound Studio est tout sauf un film d’horreur dans le sens classique du terme. S’il rend un très bel hommage au bis italien des années 1970, ainsi qu’au travail des compositeurs italiens et à la liberté formelle qui les caractérisait, le film reste résolument moderne et influencé autant par le cinéma (dit) d’auteur, voire parfois expérimental (Kenneth Anger), que de genre. La narration foutra donc souvent le camp et l’image préférera donner à observer au lieu de simplement faire avancer le récit. De nombreux plans s’attarderont, par exemple, sur les bandes magnétiques passant entre les têtes de lecture de diverses machines aux fonctions obscures ; dans d’autres, cette nerveuse souris de Gilderoy – brillamment interprété par Toby Jones – trifouillera longuement avec ses câbles et potentiomètres pour parvenir aux bons réglages et autres effets désirés. Ce fétichisme du matériel de production, avec lequel le technicien se lie de manière viscérale, émane cependant, plus que de soporifiques désirs contemplatifs, de la volonté de Strickland de démontrer comment un processus artificiel et composite parvient à créer une aussi persistante illusion. Tout en déconstruisant étape par étape l’appareil du mirage cinématographique, le film réussit par son ambiance organique à l’extrême à envoûter le spectateur pour mieux l’attirer dans un effrayant rêve éveillé.
Partir de sons et d’images, souvent teintés d’un surréalisme comique à l’image des deux mutiques bruiteurs que sont Massimo et Massimo, pour laisser au spectateur le soin de recomposer lui-même l’horreur que traverse le protagoniste, tel semble être l’exigeant projet du cinéaste. Si, comme dans Katalin Varga, le travail en profondeur du son permet à Strickland de densifier l’atmosphère de son film, dans Berberian Sound Studio il devient surtout une obsession collective vers laquelle tous les autres éléments convergent. Citant les bandes originales d’Eraserhead (Alan Splet et David Lynch) et de Massacre à la tronçonneuse (Wayne Bell et Tobe Hooper) comme deux de ses préférées2, confirmant au passage un goût prononcé pour la musique concrète, Strickland a fait appel au groupe Broadcast pour signer celle de son film. Si le thème composé pour « Il vortice equestre » renvoie explicitement aux contributions des Goblins chez Dario Argento, une grande partie du travail du groupe d’électro anglais a été de créer d’hypnotiques textures en modulant certains des détails sonores qui émaillent le récit. On retrouve aussi, dans de petits rôles, des artistes comme Katalin Ladik ou Jean-Michel Van Schouwburg qui font de leur voix des instruments et le titre lui-même rend un hommage direct à Cathy Berberian. Chanteuse et femme du pionnier de la musique électronique Luciano Berio, Peter Strickland cite souvent le son de sa voix sur « Visage » comme un point de départ potentiel de son film.
Le studio de post-production, où se déroule la quasi-totalité de l’histoire, est reconstitué dans ses moindres détails mais ce réalisme méticuleux n’en fait pas moins un véritable univers parallèle. Les réalisations du graphiste Julian House, responsable des somptueuses affiches originales du film ainsi que des animations du faux générique d’« Il vortice equestre », décorent chaque mur et surface de travail ; la lumière du chef opérateur Nicholas D. Knowland (Institut Benjamenta des frères Quay, 1995) lui confère une aura proche du fantastique et la mise en scène de Strickland une étouffante sensation de claustrophobie. C’est un monde qui, à l’image des boucles audio que travaille inlassablement Gilderoy, se replie sur lui-même et qui n’offre donc à ses résidents aucune ligne de fuite. Mais l’horreur qui investit ce lieu clos provient essentiellement de l’aversion de Gilderoy pour toute forme de violence. Qu’il s’agisse de celle qui éclate à l’écran alors qu’il s’efforce d’imiter le son d’un crâne qui explose ou d’un fer rouge pénétrant le corps d’une femme, ou de celle d’ordre psychologique que l’on se permet d’infliger à de pauvres actrices choisies davantage pour leurs atouts physiques que leur talent, la violence – tout comme la fascination et l’indifférence perverses que ses collègues lui témoignent – lui reste incompréhensible et agira comme catalyseur de sa dégradation mentale.
L’exploit de Strickland est de manifester la présence tangible de cette violence sans jamais recourir à la montrer. A force de bruitages, de la réaction de ses personnages et de quelques lapidaires phrases descriptives qui précèdent le lancement de chaque bobine, le réalisateur parvient non sans humour à évoquer l’essentiel de ces effusions gores dans l’esprit du spectateur. Bien que soit mis en lumière le caractère grotesque de leurs nombreuses composantes, les images que l’on se construit ainsi retiennent toute leur puissance ; jusqu’à craindre de les voir enfin se matérialiser puis subir le même sort que le pauvre technicien. Laissant les émotions – le dégoût, la solitude et la peur – dicter son rythme, le film de Peter Strickland abandonne la logique narrative héritée de la littérature et opte pour une approche plus musicale du récit. Si le séquencier, filmé tel un curieux objet d’art, et la lente décomposition de légumes mis au rebut servent de fil rouge, les scènes s’enchaînent surtout selon des motifs récurrents et la tonalité du moment. Berberian Sound Studio parvient ainsi à rendre palpable une horreur découlant des seules perceptions de l’esprit et abandonne le spectateur à la déconcertante impression d’assister à la déambulation de Gilderoy dans les méandres d’un psychisme brisé.
1 « L’étrange vice de M. Strickland », entretien avec Peter Strickland par Aude Boutillon, Metaluna numéro 2, avril-mai 2013
2 Berberian Sound Studio: Peter Strickland’s Favourite Soundtracks
Très belle analyse pour un film qui le vaut amplement. La bande sonore de Massacre à la tronçonneuse est effectivement un bijou, sans elle je ne suis pas sûr que le film pourrait atteindre ces degrés de malaise. Un bel hommage en tout cas que ce BBS à tous ces films de genre.
Merci. J’espère simplement que le film aura le succès qu’il mérite. Massacre à la tronçonneuse c’est un tout où l’image et le son se complètent dans l’horreur, dommage que Hooper ne soit pas arrivé à se surpasser par la suite. Au passage, si tu as l’occasion de voir Katalin Varga il vaut aussi le détour (faut aimer Tarr, Sokourov et Tarkovski par contre).