Le Maître des illusions
un film de Clive Barker (1995)
Publié par Marc Fairbrother le 25 janvier 2016 dans La Crypte
La frontière ténue entre le réel et l’imaginaire, ou plus précisément sa constante perméabilité, joue un rôle prépondérant dans l’œuvre littéraire et cinématographique de Clive Barker. Des cénobites de Hellraiser au tout aussi démoniaque Candyman du terrifiant chef d’œuvre de Bernard Rose, la moindre manifestation des peurs et désirs de ses protagonistes est amenée à franchir cette démarcation d’un pas résolu, avec des conséquences drastiques pour les mondes à l’équilibre fragile accouchés par l’esprit de leur créateur. Détective privé issu du même moule que Mike Hammer ou Philip Marlowe, Harry D’Amour est abonné malgré lui aux sombres histoires impliquant une dose de surnaturel. Ce trait de caractère fait de lui le héros barkerien par excellence, son quotidien émaillé de triviales filatures de maris volages et autres épouses infidèles s’en voyant sans cesse enrichi de sordides histoires de possession, les irruptions du fantastique l’obligeant à délaisser de juteux contrats pour se consacrer à une lutte entre bien et mal qui semble l’avoir choisi pour épicentre sans trop se soucier de son opinion. Dès lors, il est peu étonnant d’assister au fil des récits au retour de ce personnage désabusé mais attachant, ni qu’il tienne la vedette du Maître des illusions, un film qui s’avère, comme souvent chez ce cinéaste trop rare, aussi personnel qu’ambitieux.
Treize années avant que D’Amour ne déboule dans ce récit, talonnant de près un suspect dans une énième affaire d’évasion fiscale, c’est sous le soleil brûlant d’un désert aux allures de géhenne que Barker expose l’horreur au grand jour. Ancien membre de la congrégation de Nix, devenu son disciple frondeur, Philip Swann vient défier sur ce terrain, élu par son mentor, le dangereux magicien et gourou. Assisté par d’autres membres dissidents de la bande, il viendra à bout de son adversaire, privant ce-dernier de ses pouvoirs pour le condamner au sommeil éternel, six pieds sous la poussiéreuse surface du plus aride des paysages. Les derniers apprentis sorciers restés fidèles à leur maître s’assureront cependant que sa défaite ne constitue qu’un contre-temps aussi bref que possible, travaillant inlassablement à dissiper l’illusion de sa mort. Possédant enfin les connaissances nécessaires pour libérer Nix de ses entraves, il ne reste désormais à Butterfield et aux siens qu’à exhumer son purulent cadavre. Devenu illusionniste, métier dans lequel ses connaissances des sciences occultes lui permettent d’exceller, Swann témoigne, impuissant, des morts successives de ses anciens compagnons. Impitoyable, l’étau se resserre autour des dernières personnes à protéger le mystère du tombeau de Nix, l’entourage de l’illusionniste précipitant alors D’Amour, tel un dispensable pion, vers un jeu de piste pour voiler, dans la grande tradition du film noir, ses périlleux secrets d’un tissu de mensonges.
Pour Swann, une fois endossé le rôle d’illusionniste, l’existence ne constituera plus qu’une vaste supercherie. Même ces exploits qu’il réalise grâce à son inavouable maîtrise de la sorcellerie se doivent d’être présentés au public sous un jour plus favorable, le monde demeurant incapable d’accepter leur véritable nature, les spectateurs prêts à payer le prix d’admission pour être dupés mais nullement pour assister à d’hérétiques miracles. « Les illusionnistes touchent des cachets, les magiciens finissent au bûcher » nous rappelle-t-il, rongé par le dégoût à force de renier son art pour mettre en scène une très lucrative mascarade. L’éveil annoncé de Nix sonne donc pour Swann autant comme le glas que la vindicte de sa profession bafouée ; un avènement devant lequel il est préférable – bien que peu honorable – de s’effacer. Ce sera son ultime illusion, celle réelle de l’orchestration de sa mort devant des milliers de témoins en pied de nez à celle métaphorique de la mort de Nix comme simple état transitoire. Leurs deux approches de la magie, bien que diamétralement opposées, resteront ainsi, l’une autant que l’autre, incomprises du commun des mortels, insensible à la part spirituelle d’un monde dont il ne perçoit plus que l’attrait matériel. Sauf Harry qui se retrouve, malgré lui, de nouveau au cœur de l’orage, obligé de lutter pour ce maigre butin que constitue sa survie.
Loin du renouveau du slasher, inépuisable fléau du cinéma d’horreur des années 1990, Clive Barker signait donc avec Le Maître des illusions un film en parfaite opposition de style et de ton avec son époque. Aux effets clinquants et à la frénésie meurtrière visant de voluptueuses adolescentes – de prétendues stars en devenir dont à peine une vingtaine d’années auront eu raison – le réalisateur préfère prendre le temps de distiller ses nombreuses idées, exigeant de son spectateur d’élucider les énigmes à mesure qu’il s’enfonce dans un ténébreux labyrinthe. Sous la blafarde lumière californienne, d’un Los Angeles grouillant de meurtriers à l’âpre désert où se prépare la révolte, la laideur est exposée sous l’opulence et derrière les machinations de ceux qui détiennent un semblant de pouvoir, ou qui aimeraient s’en emparer. Une laideur qui n’a d’égale que la terrifiante et démesurée folie de Nix : l’homme qui voulait devenir un dieu avant de se raviser, qui s’imaginait être né pour assassiner le monde avant de se dire que le jeu n’en valait peut-être même pas l’infernale chandelle.