Les Mains d'Orlac
un film de Karl Freund (1935)
Publié par Marc Fairbrother le 15 février 2015 dans Autopsies
Les Mains d’Orlac est sans doute l’un des films d’horreur les plus rocambolesques et hybrides qu’ait produit Hollywood au cours des années 1930. Pour une période qui voyait converger certains des plus talentueux cinéastes mondiaux vers la côte ouest américaine pour accoucher, entre autres merveilles, du premier âge d’or du cinéma d’épouvante sous l’impulsion des monster movies débridés de la Universal, cela n’a rien d’anodin. Associant le rythme effréné des feuilletons de Louis Feuillade à des penchants londoniens pour le mélodrame et le gothique, le film de Karl Freund n’en oublie jamais pour autant des origines esthétiques enracinées dans l’expressionnisme allemand où le metteur en scène fit autrefois ses armes. Fruit de la rencontre improbable entre ces approches et influences d’une diversité radicale, concevant à la fois le cinéma comme moyen d’expression artistique et parfait support pour des récits populaires, cette tentative de la MGM de concurrencer un puissant rival sur son propre terrain nous ferait pour peu relativiser la loufoquerie de La Maison de la mort (1932) et l’hystérie de La Fiancée de Frankenstein (1935), deux œuvres fondatrices du genre réalisées par son maître incontestable James Whale. C’est dire si la bestiole a du caractère à revendre, mais jugez-en plutôt par vous-même…
Emboîtant le pas au sinistre Docteur Gogol dans les coupe-gorge d’un Montmartre d’après-guerre, la caméra de l’ancien chef opérateur de F.W. Murnau, Fritz Lang et Tod Browning* nous convie à un de ces spectacles de grand-guignol qui faisaient fureur au début du siècle dernier dans les cercles malfamés de la capitale française. Contrairement aux autres badauds sadiques s’agglutinant dans la salle, ce ne sont pas les atroces tortures représentées sur scène qui captivent le regard tourmenté de Gogol mais les traits de l’actrice qui incarne celle sensée les subir. Devant ce visage en souffrance, cet étrange spectateur se recueille avec une extase quasi-religieuse, trahissant des sentiments qu’un homme de sa classe devrait pourtant réserver à des communions ou formes d’art moins populaires. Déjà, alors qu’il se fond dans les ténèbres d’une nuit lugubre, nous comprenons qu’il y a quelque chose chez lui qui ne tourne pas rond ; qu’il n’est pas entièrement en phase avec la société dans laquelle il évolue.
Cette actrice vedette du « Théâtre des horreurs » n’est autre qu’Yvonne Orlac. Épouse du célèbre compositeur et musicien, Yvonne donne à cette occasion sa dernière représentation, le couple prévoyant d’entamer un voyage pour célébrer enfin leurs noces maintenant que leurs engagements respectifs arrivent à leur terme. Désemparé face à cette nouvelle, Gogol ne pourra se retenir d’avouer son amour à la comédienne avant de la quitter, s’imaginant ne plus jamais revoir cette muse qu’il a conscience de révulser pas son apparence d’aristocrate décadent. La suite des événements va cependant lier étroitement leurs tristes destins. Remontant ce même soir vers Paris après un concert, Stephen Orlac sera la victime du déraillement de son train ; un accident dans lequel ses mains seront à tel point endommagées que l’amputation s’impose selon les médecins chargés des victimes. Pour sauver la carrière de son mari, Yvonne se résout à jouer de ses charmes auprès de Gogol, implorant ce dernier de tout faire pour réparer les dégâts infligés au corps de Stephen. Comme on le devine, les affaires ne tarderont pas à prendre une bien sombre tournure.
Voyant dans cette situation l’occasion de remonter dans l’estime de celle qu’il aime et dont il a conservé, en guise de morbide souvenir, la statue de cire qui ornait autrefois l’entrée du théâtre où elle se donnait en spectacle, le chirurgien va secrètement greffer au musicien les mains de Rollo, un meurtrier et lanceur de couteau dont il assistait le matin même à l’exécution. Si l’opération est un succès, Stephen restera incapable malgré tous ses efforts et séances de rééducation d’interpréter le moindre morceau au piano. Pire encore, il ne reconnaît plus ses mains mutilées dans l’accident qui semblent désormais obéir à d’étranges pulsions meurtrières. Alerté par la disparition du cadavre de Rollo dont il est sensé rédiger la nécro, un journaliste américain va remuer ciel et terre pour retrouver trace de son corps. L’un après l’autre, les indices vont le mener en direction de la clinique du mystérieux Gogol, le médecin profitant de la confiance que lui voue son patient pour convaincre Stephen qu’il succombe à la folie. Dévoré par la solitude et la déception amoureuse, il s’abandonnera bientôt lui-même à l’étreinte d’une terrible démence.
À la différence du roman de Maurice Renard dont il tire son récit, ainsi que d’une première adaptation mise en scène par Robert Wiene dès 1924, Les Mains d’Orlac de Karl Freund laisse donc en retrait le calvaire de son musicien de personnage titulaire pour mieux se consacrer à la folie de son antagoniste. Là où la vedette Conrad Veidt endossait autrefois le rôle d’Orlac, c’est ici le personnage de Gogol qui bénéficie de l’interprétation prodigieuse de Peter Lorre. Déjà brillant dans M le maudit (Fritz Lang, 1931) et L’Homme qui en savait trop (Alfred Hitchcock, 1934), l’acteur d’origine hongroise faisait alors ses premiers pas devant des caméras hollywoodiennes dont il allait conquérir l’attention malgré sa stature chétive. Petit par la taille mais doté d’un talent immense, Lorre apporte justesse et intensité à sa composition pour nous inspirer autant la compassion qu’une réelle terreur. Ne se limitant jamais à la figure du savant fou, la part de tendresse et la fragilité émotionnelle qui animent Gogol ne font que le rendre plus ambigu ; chacun de ses actes n’en devenant que plus angoissants qu’ils soient bien-intentionnés ou au contraire empreints d’une menace imprévisible. C’est Colin Clive, Doctor Frankenstein himself!, qui incarnera face à lui le résigné Stephen Orlac. La mine défaite de l’acteur, qui allait bientôt mourir des suites d’une longue lutte avec l’alcoolisme, apporte une certaine gravité au film, faisant peser le destin tragique de son personnage sur le récit même en l’absence de son tortionnaire.
Comme pour signaler ce glissement d’un récit centré sur Orlac vers une toute autre chose, le film a par ailleurs été rebaptisé « Mad Love » pour sa sortie américaine. Freund s’intéressant en premier lieu à l’histoire de deux hommes que l’amour pour une même femme pousse à la folie, ce choix de titre relève du génie. Cette folie essentielle de l’œuvre n’aura cesse de se décliner sous une multitude de formes tout au long du film, se manifestant par les trouvailles visuelles du réalisateur et des motifs narratifs empruntant autant au mythe de Pygmalion et Galatée qu’aux clichés toujours délicieux de l’horreur gothique. Mais la conception du genre diffère si profondément de celle qu’exploraient jusqu’alors les productions horrifiques hollywoodiennes qu’il en résulte une œuvre bâtarde, bancale et unique où les mains tueuses de Stephen Orlac deviennent, bien plus qu’une source de danger, le symbole de l’impuissance de leur propriétaire. De celle de Gogol aussi ; une impuissance à concrétiser son moindre désir, provoquant un désarroi qui ne peut plus s’exprimer qu’au travers de la terreur qu’il inspire.
*On attribue de nombreuses trouvailles du Dracula (1931) de Tod Browning au grand chef opérateur de la UFA qui a apporté son savoir faire à de multiples classiques du cinéma muet allemand dont Le Golem (1920) de Paul Wegener, Le dernier des hommes (1924) et Tartuffe (1925) de F.W. Murnau ou encore Les Araignées (1919-1920) et Metropolis (1927) de Fritz Lang. Également metteur en scène d’une vingtaine de courts et long-métrages dont Les Mains d’Orlac sera l’ultime réalisation, on retrouve Freund à la lumière ou à la caméra jusqu’au début des années 1950 sur des films signés par Victor Fleming, Vincente Minnelli, John Huston, Michael Curtiz ou Raoul Walsh.