Patterns
un film de Fielder Cook (1956)
Publié par Marc Fairbrother le 3 mai 2015 dans La Crypte
Patterns : ces motifs d’abord imperceptibles qui se devinent, à force de répétition, en filigrane des habitudes abrutissantes du quotidien. Cette redondante mécanique orwellienne qui ne révèle que trop pernicieusement l’engrenage dans lequel s’enfoncent les hommes pour leur laisser la moindre chance de se dépêtrer de ses voraces rouages. Avant de convier les téléspectateurs du monde entier à la découverte de sa Quatrième dimension, c’est au comité de gestion toute aussi dépaysante d’une grande entreprise new-yorkaise que nous invitait le scénariste et écrivain Rod Serling. Les relations humaines qu’il y saisissait en détail, les cruels stratagèmes qui en régissent les luttes intestines, provoquaient déjà les mêmes sueurs froides qu’inspirerait quelques années plus tard sa célèbre série. Cette même sensation de poser pied dans un univers obéissant à une logique surréelle s’en dégage, nous laissant désemparés, désorientés et immanquablement emprunts, puisqu’il ne s’agit pas ici de science-fiction mais de situations d’une effrayant trivialité, d’une profonde aversion pour les plus bas instincts de notre espèce.
Débauché d’une filiale sans réels enjeux pour rejoindre la maison mère du groupe Ramsey & Co., l’ingénieur Fred Staples découvre avec stupeur l’imposante silhouette des gratte-ciel de Manhattan. Le bruissement des bureaux, l’hyperactivité d’une multitude de vice-présidents bienveillants et de leurs secrétaires trop débordées pour esquisser ne serait-ce qu’un sourire à son égard le laisseront étourdi d’admiration. Dès la première réunion de travail sonnera néanmoins l’heure d’un retour à l’impitoyable réalité. La camaraderie de mise s’effacera devant le harcèlement moral qu’inflige le grand patron à ses troupes, des employés qu’il harangue pour éveiller en eux un esprit concurrentiel synonyme autant de stress que d’une sacro-sainte productivité. Bientôt, Staples apprendra qu’il doit son arrivée à New York à la lassitude qu’éprouve Walter Rasmey à l’égard de Bill Briggs, vénérable et idéaliste doyen de l’entreprise. Trop lié à la firme pour être mis froidement au rebut, c’est par une pression de tous les instants que l’implacable gestionnaire vise à pousser cet homme respecté de tous à la démission.
Conçu pour la télévision, le texte de Serling est un modèle du genre. La version cinéma, toujours mise en scène par Fielder Cook et réunissant presque les mêmes acteurs que celle diffusée au sein de la Kraft Television Theatre en 1955, démontre à quel point le scénariste avait pris la mesure des contraintes que son média de prédilection lui imposait. L’intrigue se noue dans peu de décors, au cours de longues séquences faisant la part belle aux dialogues, trahissant ses origines dans la dramatique télévisée. Serling excelle cependant dans l’élaboration d’une dramaturgie rythmée et fascinante qui évite tout sentiment de répétitivité, la tension se construisant au gré des scènes par l’empilement de subtils dérèglements dans une mécanique bien huilée, signe précurseur des tragiques bouleversements à venir. En dépit d’une réalisation peu inspirée, mais qui reste de bonne facture, sa partition offre l’occasion de briller aux seconds couteaux hollywoodiens – ces character actors comme on les appelait – Van Heflin (Staples), Ed Begley (Briggs) et Everett Sloane (Ramsey). S’éloigner des prérogatives des grands studios est l’un des grands avantages de la série B. Entre une économie narrative qui renforce l’impact d’un propos toujours pertinent aujourd’hui et les performances magistrales de ses acteurs, Serling s’empare avec génie de cette liberté pour livrer en Patterns une œuvre inoubliable, et surtout indispensable, qui l’inscrit dès le milieu des années 1950 dans l’Histoire de la télévision comme du cinéma américains.