L’Œil du Malin
un film de J. Lee Thompson (1967)
Publié par Marc Fairbrother le 29 mars 2015 dans La Crypte
Telle une sorcière dans son noir chaudron, L’Œil du Malin réunit à première vue tous les ingrédients nécessaires à l’invocation d’un parfait avatar des Innocents (Jack Clayton, 1961). Comprenez par là que vous y retrouverez, les yeux écarquillés et accompagnée comme il se doit de deux mioches à la trogne pleine d’inquiétante candeur, une Deborah Kerr déambulant parmi les ombres qui jonchent la menaçante architecture d’un archaïque manoir. Produit en 1967 par Filmways et distribué par la division britannique de la MGM, déjà responsable quelques années plus tôt du Village des damnés (Wolf Rilla, 1960), le film de J. Lee Thompson emprunte beaucoup au classicisme de cette apogée de l’horreur gothique que constitue le chef d’œuvre de Jack Clayton. Mais que ce soit par son choix de jeunes acteurs pour des rôles secondaires, une mise en scène qui alterne compositions soignées et nombre de séquences à la caméra portée, ou encore son emploi d’éléments de jazz en contre-point à de ténébreux chœurs religieux, L’Œil du Malin s’avère autrement plus alléchant que la bête régurgitation de formules maintes fois éprouvées. Croyez moi, ce n’est pas l’ensorcelante présence de Sharon Tate dans son premier rôle majeur qui vous fera me contredire.
1967, l’année où s’immisçait le plus célèbre des occultistes sur la couverture d’un des albums de rock les mieux vendus au monde1 ; un millésime en forme de prélude à la vague de Folk Horror qui, des brillantes adaptations d’histoires de fantômes par la BBC à The Wicker Man (Robin Hardy, 1973), en passant par le premier opus de Black Sabbath et un regain d’intérêt pour la Wicca2, déferlerait bientôt sur la culture britannique. Étrangement, pour ce coup d’essai d’un genre so british, l’action ne se déroule pas du côté de la verdoyante campagne anglaise mais en France, au domaine fictif de Bellenac. Enfin, Paris dans un premier temps, avec l’arrivée en train d’un barbu débraillé visiblement monté en toute urgence de sa lointaine campagne. Son intrusion en pleine soirée chez les Montfauçon plongera Philippe dans une profonde tourmente. Proférées par l’étranger dans l’intimité d’une pièce à l’écart des mondanités, les simples paroles « il est temps » suffiront à décider ce père de famille réfléchi à enjoindre son épouse de le laisser, dès le lendemain, quitter seul la capitale pour rejoindre ses ancestrales terres.
Obéissant aux injonctions de son mari, Catherine s’inquiétera néanmoins que d’obscures raisons lui dictent cette inhabituelle conduite. Des soupçons que nous confirmeront bientôt le sinistre accueil que réserve Bellenac à son seigneur, de retour pour un rare séjour. Depuis trois années déjà, les vignobles du domaine dépérissent, le raisin pourrissant à même la vigne. Comme le rappellera à Philippe le Père Dominique, bien qu’elle subvienne en dépit des récoltes désastreuses aux besoins de ceux qui vivent de ses terres, la responsabilité de la famille Montfauçon ne saurait se limiter à une triviale dimension pécuniaire. C’est dans cet âpre climat, alors que l’on s’apprête à célébrer la mystérieuse fête des treize jours, que débarqueront à leur tour Catherine et les deux jeunes enfants du couple. Explorant le château et ses environs dans l’espoir de comprendre ce qui pousse son mari à s’isoler de sa propre famille, Catherine assistera à d’étranges et solennels rites où figurent souvent les énigmatiques Odile et Christian de Caray. Alors que se dévoile le passé de cette noble lignée, prenant à chaque tournure l’allure d’un labyrinthe parsemé de cadavres et autres terribles secrets, elle se heurtera au silence obstiné de toute personne susceptible de lui en apprendre davantage sur les coutumes païennes encore en vigueur dans la région.
Adaptation d’un roman de Robin Estridge, publié sous le nom de plume de Philip Loraine, L’Œil du Malin est un diamant fêlé à la croisée du gothique popularisé par la Hammer et de cette horreur folklorique qui ne tarderait pas à engendrer certaines des plus dérangeantes œuvres du cinéma de genre anglais. Reprenant à son compte les jeux d’ombres qui renvoient aux personnages une peur accouchée de leurs propres hésitations, J. Lee Thompson introduit ici un nouvel élément au cinéma d’épouvante. C’est d’abord par leur simple présence que ces douze hommes vêtus de lourdes toges, cet archer halluciné, ce prêtre idolâtre ou cette envoûtante sorcière représentent un danger à l’égard de la famille Montfauçon. Lorsqu’ils passeront à l’acte, ce ne sera plus du fond des ténèbres, comme il est de tradition, mais aux yeux de tous pour façonner une terreur en plein jour. Déjà responsable d’avoir orchestré l’une des plus angoissantes performances de Robert Mitchum, il faut dire qu’en matière d’horreur rurale et ensoleillée le réalisateur des Nerfs à vif (1962) s’y connaît quelque peu.
Appuyée par les performances pleines d’un charme équivoque des jeunes Sharon Tate et David Hemmings, d’une partition toute en lugubre retenue de l’immense Donald Pleasence, la mise en scène de Thompson exhale de nervosité pour épouser l’angoisse d’une Deborah Kerr désemparée face à ce monde auquel elle n’appartiendra jamais. En dépit de problèmes de rythme et du manque d’engagement de sa vedette, un David Niven qu’on qualifiera généreusement de transparent, la caméra se fait menaçante et tranche avec le classicisme d’un cinéma d’horreur encore hésitant lorsque se présente l’occasion de s’égarer au loin des sentiers battus. S’abandonnant à ses séduisants démons, L’Œil du Malin exhume alors du marasme captivant de ses protagonistes une force primitive et dionysiaque qui n’en aura jamais fini de régler ses comptes avec l’Apollinien triomphant, conjure un mal ancien dont l’implacable résurgence précipite l’éclosion de doutes au sein de nos esprits obnubilés par tant d’assurances judéo-chrétiennes. Forte de son mystère hérétique, la Folk Horror est en marche et impose déjà, telle une évidence, l’ultime certitude que d’antiques pouvoirs et croyances survivent jusque dans un présent que l’on s’imaginait, à tort, purifié.
1Écrivain, sorcier et occultiste, le portrait d’Aleister Crowley (1875 – 1947) figure sur la couverture de l’album des Beatles Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, sorti en 1967. Parmi les disciples de l’autoproclamé fondateur de la Thelema, une philosophie religieuse, on compte le cinéaste Kenneth Anger et l’écrivain et fondateur de la Scientologie L. Ron Hubbard. On trouve aussi de nombreuses références à sa vie ou ses écrits chez Led Zeppelin, David Bowie ou encore Ozzy Osbourne.
2La Wicca est une religion païenne incorporant des éléments de chamanisme, de druidisme et de sorcellerie. Elle fut développée au cours de la première moitié du XXe siècle et popularisée par l’un de ses principaux théoriciens, Gerald Gardner, lui-même un disciple de Crowley.