Règlement de comptes
un film de Fritz Lang (1953)
Publié par Marc Fairbrother le 17 mai 2015 dans La Crypte
Règlement de comptes est un film coup de poing, du genre à vous mettre KO debout par la violence crue d’images où grondent sentiments de rage et de profond dégoût face à l’injustice du monde. On n’est tout simplement pas habitués à voir infliger de pareilles atrocités aux héros de cinéma, qu’ils soient incarnés par de patentés A-listers ou par de modestes seconds-couteaux accoutumés à la plus scabreuse des séries B. Assister à la mort de son partenaire au cours d’une fusillade est, pour un inspecteur de police, une chose certes malencontreuse mais relevant des risques du métier. Vu et revu dans mille autres polars hard-boiled, en somme. Par les souffrances physiques et morales qu’il réserve à ses personnages de flics ou de malfrats, Fritz Lang met ici en scène des actes d’une barbarie autrement plus disproportionnée – filles de bars jetées de voitures en marche, torturées à coup de brûlures de cigarettes ou ébouillantées d’éclaboussures de café, des sévices souvent perpétrés par un jeune Lee Marvin entamant sous le signe du vice sa prodigieuse carrière – pour jauger un spectateur dont il repousse, comme souvent, l’indignation jusque dans ses derniers retranchements émotionnels, au tréfonds de sa conscience moralisatrice.
C’est par un suicide que tout commence, celui d’un flic dont on n’apprendra pas grand chose par la suite du récit si ce n’est qu’il s’agissait d’un ripou. La réaction de son entourage, à commencer par celle d’une épouse froide et manipulatrice, ne répondra pas aux attentes de Dave Bannion, l’intègre détective chargé de résoudre cette sordide affaire… À moins qu’on n’attende plutôt de lui qu’il l’enterre sans faire de vagues, histoire de protéger le département, ses supérieurs et le fragile équilibre politique qui règne sur la ville. Qu’à cela ne tienne, Bannion a bien l’intention de remuer jusqu’au sommet puant ce merdier pour renifler les fruits pourris qu’il parviendra à en faire choir. Adoptant une badass attitude paroxystique, Glenn Ford distribue dès lors les coups et les regards de tueur, lance à tout-va des « Décampe d’ici tant que t’es encore en état de marcher. » qui feraient passer le Liam Neeson de Taken pour un enfant de chœur timoré. Assoiffé de justice, il applique une loi expéditive et aveugle, sa conduite n’ayant d’égal en matière de pulsions autodestructrices que celle de cette soubrette timbrée de Debby – superbe Gloria Grahame ! – qui détraquera à elle seule le quotidien de sa crapule de petit-copain, Vince Stone, et son entourage de gangsters à mesure que la crasse remonte à la surface pour lui révéler la véritable nature de son environnement.
Par sa soif de justice, puis de vengeance, Bannion entreprend une croisade qui fera courir un risque à des innocents. Quatre femmes avec lesquelles ses relations vont de l’intime au strictement professionnel trouveront la mort dans le sillage de son enquête sans jamais qu’il ne songe à en assumer la moindre responsabilité. Au contraire, il ne s’entêtera que davantage à rétablir l’ordre auquel il tient tant, convaincu à force de paranoïa que seules ses méthodes sans compromis et sa détermination inconditionnelle peuvent débarrasser la ville de la corruption. Son aventure pulp prend alors l’allure d’une crise existentielle que Fritz Lang dévoile, non pas par la stylisation extrême souvent associée au film-noir et dont reste emblématique son magnifique Scarlet Street, mais par une sécheresse esthétique qui saisit toute l’effroyable solitude à laquelle se voient confinés ses protagonistes et qui épouse à merveille le regard nuancé que porte sur eux le cinéaste. À moitié défiguré, le visage de Gloria Grahame se fait le condensé de ces thèmes et choix esthétiques, Lang s’intéressant autant au personnage de Debby, l’un des plus insolites du cinéma hollywoodien, qu’à l’inexorable chute de Bannion. Triomphant de la honte physique et morale, ce visage exhibe les stigmates du policier moralisateur autant que ceux du monde dépravé du banditisme dont est issu son porteur. Une complexité que Bannion ne percevra qu’avec difficulté, sa vision tout en noirs et blancs violemment contrastés le condamnant à stagner dans son purgatoire alors que Debby, prenant maladroitement en main son destin et consciente enfin de ses responsabilités, s’érige à la fois en victime tragique et héroïne fêlée de cette farce à la sinistre ironie.