Au-delà du réel
un film de Ken Russell (1980)
Publié par Marc Fairbrother le 4 octobre 2012 dans Autopsies
Dans les sous-sols d’une faculté de médecine, le Dr. Jessup conduit des recherches sur la schizophrénie en employant des caissons d’isolation sensorielle. Intrigué par les récits de ses volontaires, il se glissera lui-même dans une de ces cuves où, flottant des heures durant dans une solution saline qui vise à réduire la capacité sensorielle, il aura d’impressionnantes visions du passé. Malgré sa curiosité, la rencontre avec Emily, une brillante anthropologue, poussera Jessup à préférer à ses expériences une carrière stable. Des années plus tard, sa femme s’apprêtant à le quitter pour poursuivre ses recherches en Afrique, Jessup, travaillant désormais à Harvard, retrouve un caisson oublié de tous. Il reprend alors son étude et, aidé d’un puissant hallucinogène ramené d’un voyage au Mexique, découvre la possibilité d’explorer des états de conscience antérieurs ; souvenirs collectifs de nos origines imprimés dans le génome humain. Rapidement, sans savoir s’il est victime d’hallucinations violentes où sur le seuil d’une découverte capitale, Jessup voit son corps régresser vers un stade millénaire de notre évolution.
Au-delà du réel emporte le spectateur dans un tourbillon sensoriel, changeant de forme au gré des scènes pour épouser la tourmente et les mutations subies par Jessup. Démarrant en plein sixties comme simple drame amoureux sur fond d’expérimentation psychédélique, le film glisse vers le cauchemar lorsque son protagoniste sombre dans les affres d’un irréversible bad-trip. Le corps de Jessup, se transformant sous l’impulsion de sa conscience et d’effets spéciaux encore impressionnants aujourd’hui, devient dès lors source d’horreur et de menace, tant envers les autres que lui-même. Devenu primate, il agit comme tel, assaillant les gardiens du campus et chassant les animaux captifs d’un zoo par simple instinct de survie. Lorsque le film arrive à son terme et que Jessup parvient, à force de rétrograder, à l’origine des temps, l’énergie pure que dégage alors son corps menace d’anéantir tous ceux qu’il aime. Le film semble ainsi prêt à le suivre dans sa folie obsessionnelle, à plonger avec lui, tituber au bord du chaos et risquer l’implosion.
Si les personnages savants et le thème de la manipulation génétique laissent présager une fable sur les dangers de la science moderne, ce n’est pas dans ce sens qu’il faut chercher à comprendre le film. Pas sûr, d’ailleurs, qu’il ne faille pas plutôt se laisser éblouir par le spectacle visuel que trop réfléchir à de potentielles significations. Ken Russell, percevant le grotesque du scénario qu’il travaille, semble lui-même nous orienter dans cette voie tant il prend de peine à rendre inintelligible les conversations des chercheurs, les faisant parler en même temps et, souvent, la bouche pleine. Sous l’impulsion du Britannique, Au-delà du réel devient avant tout une variation autour d’un trope ; celui du mad scientist. L’hystérie de Jessup et de ses collègues alors qu’ils pénètrent des territoires vierges de la connaissance renvoie directement à celle du Doctor Pretorius, figure fondatrice du genre et force motrice de La Fiancée de Frankenstein (James Whale, 1935). Souvent baroque, kitsch, over the top, on sent ici que le réalisateur de Tommy et Les Diables se régale à nous divertir en allant jusqu’au bout de l’outrance.
Russell mêle aux distorsions du réel, comme l’image du couple transformé en sable et dispersé par le vent, et aux pyrotechnies psychédéliques des trips, ces incessantes explosions de couleurs à la 2001, une iconographie héritée de son éducation catholique. Hanté par des visions christiques depuis son plus jeune âge, c’est la facette illuminée de Jessup qui assumera la dimension mystique du film. Le traumatisme que furent les dernières paroles de son père ayant mis fin à sa religiosité éveilla en lui une soif de comprendre la signification de ces deux mots : « It’s terrible ». Sa femme, à qui il avoue penser à Dieu pendant qu’ils font l’amour, l’accuse de ne pouvoir jouir que par la découverte de l’inconnu. Ainsi, parvenant à explorer des souvenirs enfouis au plus profond de la conscience humaine, Jessup se croit enfin à la lisière des frontières de la vie et de la mort ; frontières qui dissimuleraient le sens même de notre existence.
Dans sa manière de provoquer l’éclatement du couple par les obsessions du mari, le film retombe sur un thème omniprésent dans le cinéma fantastique ; la force rédemptrice de l’amour. Comme Jonathan Harker dans Dracula ou Victor Frankenstein, Jessup ne comprendra qu’au travers de l’horreur que son ambition risque de nuire à ce qu’il chérit le plus au monde. C’est le sens de la scène finale, qu’on sera libre de trouver abrupte ou décalée, mais qui parvient à nouer ensemble les divers fils de l’intrigue au travers de la réunion lumineuse des deux amants. Précurseur des œuvres maîtresses de David Cronenberg – Vidéodrome en tête – Au-delà du réel offre une vision déstabilisante qui, en effaçant la barrière entre simple peur matérielle et horreur psychologique, fait naître chez le spectateur un effrayant sentiment de malaise.