Goyokin : L'Or du Shogun
un film de Hideo Gosha (1969)
Publié par Marc Fairbrother le 6 octobre 2012 dans Autopsies
Alors que l’ère Tokugawa touche à sa fin, dans les bas-fonds d’Edo un samouraï désabusé exhibe sa maîtrise des arts martiaux comme simple spectacle de foire. Le choix de l’époque n’a rien d’anodin car, davantage qu’une valeureuse épopée, Goyokin : L’Or du Shogun conte une macabre histoire de fantômes. Ce ronin, que l’on découvre tranchant en deux un poisson posé sur les cuisses d’une joueuse de shamisen, se nomme Magobei Wakizaka. Dévoré par le regret, n’ayant su dénoncer par le passé le massacre de villageois innocents perpétré par son clan, il s’apprête à vendre son katana en un geste qui le fera renoncer définitivement à un statut et un respect qu’il estime ne plus mériter : ceux du samouraï. L’homme se considère mort et symbolise à lui seul la décadence symptomatique de sa caste. Apprenant que ses anciens compagnons, dirigés par son beau frère, ont l’intention de réitérer l’opération pour dérober une nouvelle fois l’or du Shogun convoyé le long de leurs côtes, Magobei entreprend un périple vers ses anciennes terres afin de protéger les paysans impuissants et apaiser enfin sa propre conscience.
Si le film suit le samouraï en quête de rédemption au travers d’un Japon féodal dépeint avec réalisme, Hideo Gosha place toutefois sa scène d’ouverture sous le signe d’un fantastique morbide dont l’emprise, en se resserrant autour du récit, semble forcer les personnages et le genre-même qu’ils incarnent à gémir ensemble leur dernier râle. Délaissant rapidement l’éclairage mielleux des premiers plans, il adopte une lumière prosaïque pour faire entrer dans le champ le personnage d’Oriha. Ce n’est que plus tard que nous apprendrons, découvrant la jeune femme résignée à la prostitution comme unique moyen de subsistance, qu’elle faisait alors route vers un village natal quitté cinq années auparavant pour un poste d’apprentie-tisserande. Errant dans les ruelles boueuses, assaillie par une caméra qui n’a de cesse de l’enfermer dans des cadrages obliques et inquiétants, elle découvre ce village sommeillant désormais sous une neige épaisse, abandonné aux corbeaux dont les silhouettes noires émailleront dès lors la blancheur immaculée des paysages comme autant d’âmes en peine.
Cette séquence est présentée, plus que comme un prologue, comme un conte ; celui des « Enlevés par les dieux ». Les eaux bordant le territoire du clan Sabai, appelées le cimetière des bateaux, sont réputées pour être l’habitat de démons marins au pouvoir desquels le peuple naïf attribuera la disparition des villageois. Personne n’envisagera la responsabilité du clan Sabai dont le chef, inquiété par l’état catastrophique de ses finances, n’hésitera pas à ordonner le carnage d’hommes, femmes et enfants afin de s’approprier l’or que ces pêcheurs avaient récupéré suite au naufrage d’un navire du shogunat. Magobei, apprenant la supercherie mise au point par son chef et beau-frère Rokugo Tatewaki, s’exilera après obtention de la promesse que l’ignominie ne se reproduira jamais plus. Son silence permettra à la légende des « Enlevés par les dieux » de perdurer mais, dès lors qu’il entreprendra de rétablir la justice, le film ne s’attellera plus qu’à démystifier la légende pour en révéler la banale véracité d’une histoire de corruption politique, de cupidité et de jalousie amoureuse.
Goyokin : L’Or du Shogun se met ainsi en tête de déconstruire le mythe du samouraï qui, traîné et parfois noyé dans la boue de chemins provinciaux, n’est sublimé qu’à de rares instants. Le bushido, le fameux code d’honneur, est bafoué dès les premières scènes lorsque le clan Sabai, au lieu de protéger ses vassaux, profite de leur faiblesse pour les piller. Leur chef, Tatewaki, combat à distance et tuera froidement d’un projectile lancé dans le dos une femme fuyant devant l’horreur perpétré par les soldats. Quant à Magobei, alors qu’il achevait un paysan presque par automatisme lors de l’attaque du village, tout au long de sa quête il refusera obstinément de tuer les innocents qui s’opposent à lui, s’alliant avec le peuple au travers du duo formé par Oriha et son proxénète et réservant le courroux vindicatif de sa lame à ceux qui méritent réellement punition. Confronté à ceux-là, ses coups d’une précision redoutable n’épargneront personne.
Lors du duel final, qui opposera Magobei et Tatewaki au milieu d’un champ enneigé, le fantastique des premiers instants resurgit plus présent que jamais. Uniques éléments à interrompre la tension née de leur affrontement, le son de tambours battant un rite funéraire et les masques grimaçants des musiciens font planer sur la scène une aura d’outre-tombe. Les exhalations rauques des anciens frères d’armes qui, tétanisés par le froid, peinent à se réchauffer les mains, semblent elles-mêmes nées des efforts déployés par leurs âmes pour échapper à leurs corps épuisés. Pour Magobei, s’étant frayé un chemin sanglant tel un dangereux souvenir trop longuement refoulé, ce combat incarne l’ultime chance de renaître Homme avant de rejoindre à jamais les ténèbres. Si le spectateur assiste bien à une mise à mort, plutôt que les hommes, c’est ici la légendaire tradition qui sera passée au fil de l’épée.
Comparable au western crépusculaire par cet enterrement en règle de l’emblématique figure du samouraï, une ambiance faisant écho aux chemins boueux de Django et aux paysages enneigés du Grand Silence ainsi qu’une distorsion temporelle de l’action qui n’est pas sans rappeler l’esthétique de Peckinpah, Goyokin : L’Or du Shogun demeure avant tout un film japonais des années 1960. A l’instar de ses contemporains, tels Fukasaku ou Wakamatsu qui œuvraient respectivement dans les films de yakuzas et le cinéma érotique, Gosha transcende le genre qu’il investit pour faire de son œuvre le reflet d’une époque où les incertitudes politiques et morales déstabilisent une nation au modèle économique pourtant triomphant. Nuancé dans la dénonciation des autorités, ce chanbara fantomatique, en rendant enfin justice aux innocentes victimes d’une violence légitimée par la voix du pouvoir, replace le poids de la responsabilité sur les épaules de l’individu considéré toujours libre de ses décisions malgré l’importance de l’intérêt collectif et de la conformité sociale.
Content de retrouver tes écrits!! J’ai beaucoup aimé ce film moi aussi, mais les villageois ne sont ils pas assassinés car ils sont des témoins du premier pillage? Enfin l’important n’est pas vraiment là, j’ai beaucoup aimé les scènes de nuit aussi…
Heureux de voir que tu aies trouvé le chemin de mon nouvel antre. Il me semble bien qu’au début les villageois repêchent l’or du bateau naufragé, en espérant simplement trouver quelques survivants, puis se font massacrer par le clan Sabai. Si je me souviens bien, il n’est pas très clair que ce premier naufrage ait été monté par le clan ou s’il s’agit d’un simple hasard. Les scènes de nuit sont belles aussi, tout est assez ténébreux dans ce film, puis il y a beaucoup de séquences mémorables du début à la fin.