Hangover Square
un film de John Brahm (1945)

Hangover Square

Un an après l’adaptation de Hantise (George Cukor, 1944) et peu avant celle de La Corde (Alfred Hitchcock, 1948), ce fut au tour d’un autre récit de Patrick Hamilton, son roman Hangover Square, de se voir porter avec succès à l’écran. Sous ses faux airs de film noir teinté d’un brouillard londonien dans lequel pourrait amplement se tapir Jack l’Éventreur, cette production de la Fox est en réalité un mélodrame psychologique qu’illuminent l’intensité du jeu de Laird Cregar et la mise en scène non moins inspirée de John Brahm. Des premières images du meurtre brutal d’un vieil antiquaire aux ultimes mesures du dément concert final, le film nous plonge par d’incisifs mouvements de caméra et des cadrages tortueux dans le psychisme troublé de son protagoniste ; un musicien talentueux qui souffre de moments d’absence de plus en plus longs et répétés. Inquiet de se livrer alors à d’inavouables actes dont il n’arriverait plus ensuite à se souvenir, George Harvey Bone va chercher à remédier à sa terrible condition. Mais apprenant que le temps et les efforts consacrés à son travail sont à la racine d’un mal qui se déclenche au moindre son dissonant, il devra trancher entre sa propre santé et une passion dévorante pour son art.

Hangover Square (John Brahm, 1945)Dans un Londres automnal où l’on sent poindre les feux de joie de la Guy Fawkes Night, Bone déambule entre les récitals et navigue autour de deux femmes : Barbara, celle qui l’aime et qui peut lui ouvrir les portes des grands orchestres, et Netta, celle qui le fera inévitablement choir. Vicieuse midinette campée par la torride Linda Darnell, Netta pousse la chanson sur les scènes des tavernes peu respectables du bas-fond en attendant son jour de chance. C’est après l’une de ces représentations qu’elle rencontrera le malheureux Bone dont elle va tirer profit à l’aide d’une connaissance commune et sans scrupules. Le détournant de son concerto le temps qu’il lui compose de nouvelles mélodies frivoles avec lesquelles distraire son public, Netta portera sans s’en douter un précieux secours à son misérable pantin en atténuant la tension liée à l’œuvre qui lui tient réellement à cœur. Jouant avec les sentiments de cet homme à fleur de peau, elle va néanmoins aggraver de manière irrémédiable sa tourmente et déchaîner, par ses perfides manipulations et moments d’infidélité, une folie meurtrière réduisant à néant les nobles aspirations du compositeur.

Hangover Square (John Brahm, 1945)Dès son plan d’ouverture, un long mouvement de grue s’élevant du bourdonnement de la foule pour se rendre au travers d’une fenêtre vers le théâtre du premier meurtre, la mise en scène de Hangover Square se montre d’une ambition formelle et narrative étonnante. La fluidité avec laquelle la caméra de John Brahm nous fait voyager de l’hyperactivité du monde extérieur à une bien plus ténébreuse intériorité est un condensé de son esthétique. Suivant à la trace son protagoniste, le récit épouse ses états d’âme et immersions dans l’inconscience pour mieux partager avec le spectateur l’impuissance de Bone face aux démons qui l’habitent. L’interprétation schizophrène de Laird Cregar, qui inspire une parfaite cohésion à son personnage que celui-ci soit lucide ou en proie à ses pulsions meurtrières, procède du même principe. Ultime rôle de sa trop brève carrière, au cours de laquelle il aura néanmoins eu l’occasion de travailler avec Henry King (Le Cygne noir, 1942), Henry Hathaway (Ten Gentlemen From West Point, 1942) ou encore Ernst Lubitsch (Le Ciel peut attendre, 1943), sa partition lui offre la chance de composer une performance habitée et envoûtante. Sous les éclairages de Joseph LaShelle, chef opérateur entre autres d’Otto Preminger et Billy Wilder, le sentiment d’injustice face à cette démence qui ronge Bone brille au fond du regard effrayant et désemparé de l’acteur.

Hangover Square (John Brahm, 1945)Culminant avec la première du concerto fatal, une composition tonitruante de Bernard Herrmann, Hangover Square réserve le meilleur pour la fin. Cédant à leur folie créative, Brahm et Cregar prennent alors tous les risques pour sublimer le crescendo de leur œuvre. Conjuré par les dissonances que martèle Bone sur les touches meurtries de son piano, un infernal ballet s’orchestre autour du musicien pour l’emprisonner face à son destin. Survolant la scène, la caméra saisit à cet instant toute la profonde solitude de cet homme damné qui, par amour pour son art, lutte encore contre son terrible sort au moment même de s’y abandonner corps et âme.

Quelque chose à ajouter ?

N'hésitez pas à réagir à l'article, je vous réponds au plus vite!

Les champs marqués d'un * sont obligatoires. Votre adresse mail ne sera pas publiée.