Les Griffes de la nuit
un film de Wes Craven (1984)
Publié par Marc Fairbrother le 4 janvier 2015 dans Autopsies
Les Griffes de la nuit aura certes engendré bon nombre de suites et autres ersatz sur lesquels il ne convient pas de s’attarder, il n’en demeure pas moins l’un des films d’horreur les plus inventifs d’une décennie où le cinéma bis ne manquait aucunement d’effarante créativité. Souvenons nous qu’en 1980 sortait Vendredi 13 de Sean S. Cunningham, ancien comparse justement de Wes Craven pour qui il produisit La dernière maison sur la gauche dès 1972 . En l’espace d’à peine quatre années, les écrans de drive-ins et de grindhouses auront vu défiler des dizaines de films semblables à la boucherie originale de Camp Crystal Lake, réjouissant les spectateurs avides de bains de sang et affolant les sempiternels tenants de la bien-pensance. De son boogeyman dépravé, l’une des plus emblématiques figures du cinoche de genre 80’s, à son venimeux étalage des démons refoulés d’une Amérique n’ayant d’idéale que son apparence, le film de Craven est à la parfaite image de son époque. Il se distingue pourtant à bien des égards du reste de la production contemporaine et le réduire à un pur phénomène de vidéoclub serait en oublier les réelles qualités.
Oscillant entre une approche subtile et un grand-guignol des plus sanguinolents, le réalisateur de La Colline a des yeux mise avant tout sur l’intelligence d’un scénario calquant le schéma typique du slasher pour mieux s’en éloigner. Ses distances, il les prend par le biais d’un fantastique qui opère l’une de ses premières intrusions franches dans le genre et sur lequel vient s’ancrer le véritable enjeu cinématographique du film. Effets spéciaux et débauches visuelles ne s’en trouvent pas pour autant condamnés à l’exil, Les Griffes de la nuit regorgeant au contraire de monuments de bravoure et d’innovations techniques malgré un budget limité. Mais comme les géniales idées de mise en scène de Craven qui fusent à la moindre séquence, ils sont entièrement dévoués à faire perdre pied aux personnages comme aux spectateurs, les plongeant dans un monde peuplé d’inoubliables visions, une angoisse profonde émanant de cet environnement encore reconnaissable mais insidieusement dénaturé.
Pour rappel, si besoin est, le film relate le calvaire que traversent quatre adolescents partageant tous un même cauchemar à l’intensité étouffante. Dans les décors labyrinthiques où se trament leurs songes, un homme défiguré, aux vieux pull et chapeau de feutre moisis, la main droite affublée de lames au bout de chaque doigt menaçant et effilé, poursuit avec un sadisme effréné ces jeunes gens aux portes de l’âge adulte. À leur dépens, ils ne tarderont pas à comprendre que le démoniaque Freddy Krueger possède, outre le pouvoir de contaminer leurs rêves de sa nauséabonde présence, celui d’influer sur la réalité depuis cet empire du sommeil agité. Ainsi, au fil des nuits, le nombre des proies dont Freddy hante l’inconscient se réduira comme peau de chagrin, les premières lueurs de chaque nouvelle matinée révélant inéluctablement son lot de cadavres mutilés.
En bon pervers, Freddy prendra un malin plaisir à tourmenter ses victimes sans jamais laisser à ceux qui les entourent, de leurs parents dépassés aux forces de la police locale, suffisamment d’indices pour cerner l’ignoble nature de ses actes d’une barbarie démesurée. Face au scepticisme de leurs aînés, il incombera donc à Nancy et ses amis, si toutefois ils espèrent survivre, de découvrir dans les origines obscures d’une comptine de leur enfance les sources terrifiantes de cette violence qui s’acharne sans répit sur eux. Le secret que vont découvrir ces purs représentants de la bourgeoisie américaine s’avérera cependant bien plus sombre que la manifestation surnaturelle à laquelle ils pouvaient s’attendre. Dévoilant un tissu de mensonges qui participe à l’illusion d’un monde parfait, ils se trouveront dès lors confrontés à la vérité d’un rêve à jamais souillé par les crimes perpétrés au nom même de sa réalisation.
Les Griffes de la nuit ne se contente jamais de nous livrer un simple carnage d’adolescents libidineux mais s’applique en premier lieu à nous immerger dans ce « cauchemar de la rue des ormes » du titre original du film ; autant dire celui qui hante les nuits de l’Amérique toute entière*. Sans oublier de nous faire frémir entre les abondants flots d’hémoglobine et autres visions dérangeantes, Craven s’intéresse surtout à la terrible prise de conscience de sa jeune héroïne. Celle-ci est double, remettant d’abord en cause la relation qu’entretiennent les personnages avec leur passé commun, et donc leurs mythes identitaires, pour révéler ensuite la proximité insoupçonnée d’une horreur absolue. La porosité entre le monde du cauchemar et celui de Nancy, deux perceptions d’une seule et même réalité, lui permet ici de se tapir jusque dans le quotidien d’une banlieue à priori sans surprises.
La force du film réside dans le parti-pris de Craven de faire coexister ces deux univers qui évoluent en parallèle et dont les frontières deviendront toujours plus ténues. Dans le monde du cauchemar, l’horreur prendra certes des formes grotesques et hallucinées mais ne s’avérera jamais aussi terrifiant que lorsqu’elle fait irruption dans le monde réel, restant invisible pour ne laisser deviner à ses futures cibles que ses effroyables conséquences. C’est ainsi les dysfonctionnements reniés de la société américaine qu’exacerbe Craven, stigmatisant d’une mère alcoolique à un père aux abonnés-absents son impuissance à reconnaître, et donc à régler, ses problèmes inhérents. À mesure que le pouvoir de Krueger, se nourrissant de la peur elle-même, resserrera son emprise sur le monde réel, les relations entre les personnages se détérioreront pour livrer chacun à une tétanisante solitude, sans autre choix que de faire face aux cauchemars d’une civilisation rongée par un constat d’échec sur lequel elle ne peut plus que fermer les yeux.
Si la conclusion du film, notamment cette séquence de la final girl où Nancy s’initiera à l’élaboration de pièges pour vaincre Freddy, est un ton en-dessous de ce qui a précédé, Wes Craven profite néanmoins de ces derniers instants pour prolonger sa réflexion. Les ultimes effets spéciaux plus tapageurs ont certes mal vieilli, le twist final a beau être racoleur à l’extrême, les ramifications de ces dernières scènes n’en sont pas moins cruelles. Dès qu’il ouvre les portes du monde réel à son croquemitaine, Craven ne se laisse plus que deux alternatives : permettre à l’Amérique d’exorciser enfin ses démons ou voir l’hypocrisie et le mensonge perdurer pour permettre au vaudeville sanguinaire de reprendre à zéro. En choisissant cette deuxième voie, le réalisateur conclut Les Griffes de la nuit sur une note résolument pessimiste, en totale dissonance avec le bon ton d’une époque dopée au triomphalisme mais en parfait accord avec l’essence de son œuvre qui s’intéressa si souvent à chercher le monstre ailleurs que là où la plupart d’entre nous s’obstinait à le voir.
*« Every town has an Elm Street! », cette réplique reste à peu près la seule chose à retenir de La Fin de Freddy : L’ultime cauchemar (1991) réalisé par Rachel Talalay à qui l’on doit, hormis une flopée d’épisodes de série télé en tous genres, l’adaptation de Tank Girl, bande-dessinée underground anglaise créée par Alan Martin et Jamie Hewlett (des Gorillaz) au cours des années 1980