Wake in Fright
un film de Ted Kotcheff (1971)
Publié par Marc Fairbrother le 16 novembre 2014 dans Autopsies
Pour affronter les lendemains difficiles, il n’existe pas de meilleur remède que de combattre le feu avec le feu ; ce fameux hair of the dog comme aiment à l’appeler nos amis venus de Down Under. Équivalent cinématographique d’une rasade de gnôle frelatée, Wake in Fright reste toutefois à déconseiller même en cas de la plus douce des gueules de bois, sans parler de ces taules abrasives auxquelles s’exposent ici les personnages et dont les émanations encore enivrantes embrument le cerveau des jours durant. Ne serait-ce qu’une goutte du film de Ted Kotcheff, cet intense cocktail de pulsions refoulées, d’étouffante noirceur et d’éruptions de violence, suffirait à faire tourner la tête à tout spectateur normalement constitué. Sous peine de se voir inciter avec l’amabilité du diable à déglutir une énième resucée, les moins téméraires des cinéphages sont donc prévenus. L’abstinence n’est pas à l’ordre du jour de cette déambulation infernale, il faudra au contraire s’abandonner corps et âme à sa terrifiante emprise.
Deux cahutes délabrées, un interminable chemin de fer et l’immensité aride de l’Outback australien composent à eux seuls le décor du premier plan de Wake in Fright. Chacun de ces éléments jouera son propre rôle au cours du récit mais, en un premier temps, le regard de Kotcheff s’attardera sur l’horizon ininterrompu où les étendues sableuses rejoignent un écrasant ciel de plomb. Les deux bâtiments isolés au beau milieu de ce grand nulle-part forment Tiboonda, un absurde patelin où le jeune diplômé John Grant s’est vu condamner à l’enseignement des mioches de la région pour s’acquitter de sa dette envers l’éducation nationale. S’apprêtant à prendre le train pour regagner Sydney le temps des vacances de Noël, Grant ne rêve que d’échapper une fois pour toutes à sa prison financière. Mais il lui reste encore six longs mois à tirer et le mouvement circulaire que dessine la caméra indique déjà, avec une précision menaçante, que toute tentative de fuite ne fera que ramener inexorablement notre protagoniste vers son funeste point de départ. Ou à la ville la plus proche dans le meilleur des cas, cet enfer de Bundanyabba…
Le film s’ouvre dans l’ennui typique des ultimes minutes d’un trimestre scolaire, enfants et professeur s’observant alors que sur l’horloge de la classe les secondes s’égrainent trop lentement au goût de tous. Ce calme morbide, uniquement ponctué des inquiétantes sonorités d’une musique syncopée, n’est cependant qu’un silencieux prélude au bal endiablé où bientôt se déchaîneront la haine et les frustrations, ces incontrôlables démons de la population locale. Dès qu’il quittera sa salle de classe, s’imaginant déjà en route pour un mois de répit amplement mérité, le présomptueux Grant sera confronté à l’hostilité extrême de son environnement. Le soleil, la chaleur et l’omniprésente poussière agressent de concert sa frêle silhouette alors qu’il regagne son hôtel pour une dernière bière avant le départ. Abrité derrière ses lunettes de soleil, se sachant à quelques heures seulement de la civilisation, il ne prête que peu d’attention à ces éléments tant méprisés. Arrivé à Bundanyabba, d’où il compte s’envoler pour rejoindre au plus vite Sydney et cette fiancée qui supposément l’y attend, Grant va pourtant succomber à ses faiblesses pour mieux s’enliser dans l’Outback et tout ce qu’il y trouve de plus révoltant.
Bundanyabba, ou le Yabba : l’enfer sur Terre selon Grant et un petit coin de paradis à entendre les propos de ses habitants hébétés, de gentils ploucs moins effrayants que les dégénérés croisés dans Délivrance (John Boorman, 1972) mais néanmoins trop hospitaliers pour n’avoir aucun sombre secret à dissimuler. All the little devils are proud of hell! comme s’exclamera bientôt l’alcoolique doc’ Tydon, un des personnages hauts en couleurs dont Grant fera la sinistre rencontre dans ces rues dévastées par l’impitoyable soleil. Dans le Yabba, on boit à longueur de jour et de nuit dans des bars qui n’ont que faire de l’heure légale de fermeture, d’innombrables ivrognes éructant les pires insanités entre chaque gorgée de bière et bouffée d’air saturé de sueur et de nicotine jusqu’en devenir irrespirable. Au fil des rencontres et des cuites, chacun loue les vertus de cette ville où la police n’a que le nombre anormalement élevé de suicides à gérer, les criminels n’y trouvant de toute manière pas la moindre ligne de fuite ou ombre dans laquelle se tapir. Et chaque soir, ouvriers et autres mineurs de la région y convergent pour se réunir au Two-Up, un cercle clandestin où l’on mise sur le plus rustique des jeux de hasard : une alléchante déclinaison du pile ou face qui précipitera Grant vers son inévitable perdition.
Jusqu’à ce point de rupture, la mise en scène de Ted Kotcheff restera non-intrusive, son regard implacable respectant la prose sèche et détachée du roman original de Kenneth Cook publié en 1961. Après l’entrée de Grant dans l’arène du Two-Up, cette bifurcation fatale qui le fera définitivement lâcher prise, la caméra s’efforcera de scruter non plus l’alarmante situation du personnage mais la souffrance morale dont il deviendra la victime désemparée. L’observation se fait alors introspective, le maelström d’images cauchemardesques faisant de la stagnation physique de Grant, incapable d’échapper à l’emprise de l’Outback et des gueules de bois à répétition, le reflet de son périple mental. Dans un perpétuel état de semi-conscience, nous subirons à chaque instant avec lui ce « Réveil dans la terreur » qu’évoque le titre, n’émergeant d’une douce léthargie que pour mieux tituber vers la lumière envoûtante de la flamme destructrice. Se laissant aller à la barbarie absolue d’une chasse aux kangourous, cœur ténébreux du film, Grant atteint enfin son point de non retour. Monument de bravoure captivant, composé de glaçantes images dont la nature documentaire ne fait qu’accentuer l’aspect halluciné et dérangeant, ce massacre nocturne catalyse l’ensemble des sentiments contradictoires des personnages. S’abandonnant dans l’ivresse à une frénésie sanguinaire, ils y révèlent leur nature terrifiante et commune. Dès lors, Grant n’aura d’autre choix que de franchir l’imperceptible lisière du chaos et espérer ressortir sain et sauf de son voyage au bout de la noirceur humaine, tenter de ses dernières forces d’apprivoiser la bête enfouie au plus profond de nous.
Appuyant sur le caractère grotesque de ses personnages et des situations dans lesquelles ils s’embourbent, Kotcheff n’en porte pas moins un regard amusé sur nombre de détails subtils mais révélateurs. Du coup d’œil envieux que jette Grant aux bières des autres buveurs, invariablement mieux servies que les siennes, à l’étrangeté d’un Noël subi dans l’étouffante torpeur du désert, tout indique que la normalité de mise ne fait que dissimuler les failles émaillant une société en pleine dégénérescence physique et morale ; un monde sur le point d’imploser. C’est en grande partie de ces décalages entre l’exubérance et la finesse, que l’on retrouve de l’écriture jusqu’au travail sur le son, que naît l’insaisissable étrangeté de Wake in Fright. Toujours à la limite de la caricature, mais dotées d’une part troublante d’humanité, les performances des acteurs en sont emblématiques. Si Gary Bond se sort admirablement d’un rôle difficile, à la fois en retrait et en plein centre du récit, ce sont les vieux briscards dont le vétéran du cinéma australien Chips Rafferty, en imposant policier davantage manipulateur que bienveillant, et Donald Pleasence, plus que jamais exceptionnel en cynique médecin rongé par ses penchants pour l’autodestruction, qui marquent le film de leur empreinte indélébile.
Puisant son ahurissante force d’évocation dans ce torrent d’émotions complexes qui le traverse tel un flux d’énergie débridée, Wake in Fright ouvrait en même temps que Walkabout (Nicolas Roeg, 1971) une brèche apocalyptique dans laquelle s’engouffrerait un pan entier du cinéma australien. Toutes deux réalisées la même année par de jeunes cinéastes étrangers et adaptées de la littérature australienne contemporaine, ces œuvres synonymes du renouveau partagent un même pessimisme mais restent pourtant radicalement opposées. Chez le canadien Ted Kotcheff, qui signera avec Rambo (1982) une autre critique cinglante de la place de la violence dans nos civilisations, l’on n’entrevoit pas la moindre trace d’admiration devant une nature dont pouvaient s’extasier Roeg et bien d’autres réalisateurs de leur temps. Cette terrifiante désolation au milieu de laquelle des individus rustres s’empoignent à la recherche d’un simple contact humain ne renvoie ici qu’à l’âpreté de la société qui y évolue. Il n’y est nullement question de perte d’innocence mais au contraire de se confronter à la noirceur absolue de la condition humaine, une éternelle détresse présente depuis toujours dans le cœur des Hommes. La violence, peu importe sous quelle forme et sur qui elle s’abat, y devient l’ultime exutoire possible d’innombrables pulsions refoulées et autres signes de désarroi, ce dernier geste de défi au moment de laisser échapper un assourdissant cri de désespoir.
Œuvre maudite, reçue favorablement à Cannes pour tomber ensuite dans l’oubli et disparaître presque à jamais de la circulation, Wake in Fright appartient à ces films dont les images continuent de vous hanter bien après avoir échappé aux carcans de la projection. Elles s’impriment sur la rétine du spectateur pour continuer leur travail insidieux dans son esprit, noyant la conscience sous une tempête de visions horrifiques en tous points semblables à celles qui assaillent et brisent son protagoniste impuissant. La terreur y devient autant un état d’esprit que sensoriel, une abstraction que Kotcheff capte et explore sous sa multitude de facettes par la seule force de sa narration visuelle. Au moindre relent ou flashback, nous nous réveillons à nouveau dans la peur, tremblotants et pris de sueurs froides, le retour à la normale ne voilant qu’avec difficulté l’insondable obscurité qui attend.