Spider Baby or, The Maddest Story Ever Told
un film de Jack Hill (1964)
Publié par Marc Fairbrother le 30 mars 2014 dans Autopsies
Tourné en 1964 pour une ridicule poignée de dollars et en l’espace de seulement douze jours, Spider Baby s’est construit au fil du temps une réputation propre à nous faire saliver comme l’adorable bande de tarés consanguins et ruisselant de bave qui constitue le cœur de son récit. Longtemps consigné à une distribution sur VHS piratée suite à de désastreux litiges juridiques survenus en fin de production, le premier long-métrage de Jack Hill a failli ne jamais ramper jusque sur nos écrans. Grâce à l’équilibre parfait entre poésie macabre, hystérie cartoonesque et un humour pastichant la bienséance de l’Amérique moderne, ce film dérangé et envoûtant a néanmoins échappé aux griffes de l’oubli. Porté par sa qualité esthétique et une justesse saisissante dans l’interprétation, toutes deux évidentes et pourtant tellement rares chez d’autres divertissements moins fauchés de son temps, Spider Baby n’attend aujourd’hui plus qu’une chose : de vous prendre au piège de sa cauchemardesque mais délicieuse toile.
Corrompue par des relations incestueuses perpétuées de génération en génération, la dynastie californienne des Merrye touche paisiblement à sa sordide fin. Décadence irréversible, l’héréditaire fardeau qui terrasse la maudite lignée s’apprête désormais à emporter ses ultimes membres vers la fatidique démence inscrite dans leur génome. Confiés par leur défunt père à son fidèle valet Bruno, les enfants dégénérés et dangereux que sont Virginia, Elizabeth et Ralph ont passé leur vie à se livrer à de morbides jeux, écartés pour leur propre bien des regards accusateurs de la société. Mais l’archaïque manoir familial qui abrite ces trois survivants d’une race damnée, sans oublier leurs aïeux gémissants enfermés au fond de la cave dans la grande tradition lovecraftienne, s’apprête désormais à recevoir l’intempestive visite de parents éloignés et de leur représentant légal.
L’arrivée d’Emily et Peter Howe, deux cousins venus inspecter l’héritage qui doit prochainement leur tomber entre les mains, éveillera chez les enfants Merrye les pulsions les plus bestiales et refoulées. Entre ces bonnes gens de la ville, pour qui tout est affairisme ou matière à s’amuser, et la communauté d’arriérés qui leur sert de lointaine famille, les relations vont irrémédiablement se tendre. Même le bienveillant Bruno ne parviendra bientôt plus à maintenir l’illusion et, afin de préserver l’innocence des incontrôlables victimes qu’il a promis de toujours chérir, il devra passer à l’action et prendre des mesures drastiques. Mais en dépit de leur monstruosité, c’est la branche avilie de la famille qui donnera une leçon d’humanité à leurs hôtes. Une leçon qu’aucun d’entre eux n’aura le discernement de percevoir, aveuglés par la bête horreur des apparences.
Fort d’une expérience tout terrain acquise au sein de l’officieuse Roger Corman Film School, Jack Hill signe avec Spider Baby, qu’il a écrit, réalisé et monté, un coup d’essai remarquablement abouti. En pleine déferlante Famille Adams1, avec laquelle les Merrye partagent de réelles affinités, le film ne connaîtra qu’une brève carrière en salles au cours de l’année 1968, devant sa redécouverte tardive aux succès ultérieurs du cinéaste que seront The Big Bird Cage (1972) ou encore Foxy Brown (1974). Spécimen du Californian Gothic dans la directe lignée de Psychose (Alfred Hitchcock, 1960), mais versant davantage dans le grotesque, le film projette une vision de l’Amérique rarement portée à l’écran depuis les débuts du cinéma parlant et l’instauration du code Hays2. C’est sans doute ce regard autocritique qui effraya les distributeurs d’alors, risquant d’anéantir les efforts du réalisateur et de son équipe. Car rien dans Spider Baby n’évoque la modernité ou le triomphalisme, ces deux mots d’ordre de l’après-guerre. On se croirait au contraire de retour aux heures sombres que saisissait avec tant de précision William Faulkner dans Le Bruit et la fureur (1929), témoignant cette fois des éternels démons de la nation au travers du prisme onirique de Carnival of Souls (Herk Harvey, 1962).
Avec une réussite que peu de réalisateurs sauront égaler, Jack Hill entrelace d’un humour déjanté et irrévérencieux l’esthétique gothique adoptée pour l’œuvre. Atypique malgré ses racines ancrées dans le plus pur cinéma d’exploitation, Spider Baby s’affranchit ainsi du genre et navigue entre les registres pour ne finalement ressembler qu’à lui-même. Dès les première notes du générique, parodique et infernal boogie entonné par Lon Chaney Jr. alors que défilent à l’écran des caricatures de chacun des personnages, l’anormalité du film et de ses protagonistes est à l’honneur. Au fil des scènes, toutes orchestrées avec une économie narrative et un savoir-faire exemplaires, elle ne fera que s’intensifier pour voiler l’ensemble d’une envoûtante poésie de l’étrange. Développé sous le titre de Cannibal Orgy, distribué un temps sous celui alternatif de The Liver Eaters qui en soulignait le caractère grand-guignolesque, Spider Baby or, The Maddest Story Ever Told mérite amplement son sous-titre. Singeant La plus grande histoire jamais contée (George Stevens, 1965) qui entrait alors en production, il reste ce qui cerne le mieux cet objet filmique au charme mystérieux, ce divertissement tonitruant à la vision artistique envoûtante et intègre.
Chacun des quelques soixante mille dollars du budget s’affiche dans les somptueuses images du film, les décors regorgeant de détails de Ray Storey prenant vie sous les éclairages inspirés du chef opérateur Alfred Taylor. Les simples mais insidieux mouvements de caméra, accompagnant les personnages dans leur exploration curieuse des lieux, suggèrent au moindre plan le danger inconnu qui rode dans les sombres recoins de la vieille bâtisse. Signé par Ronald Stein, l’entêtant thème original ne fera qu’amplifier l’exaltation que nous procurent un traquenard rondement mené dans ce sous-sol de la peur, cette chasse effrénée à l’homme à laquelle se livrent les sœurs Merrye dans l’obscurité d’une forêt avoisinante. Mais davantage encore que le brio de la mise en scène, la grande force de Spider Baby réside dans son casting miraculeux et l’hallucinante justesse de l’ensemble des personnages. Même les acteurs auxquels incombera l’ingrate tâche d’incarner la veulerie des odieux citoyens venus fourrer le nez dans ce qui ne les regarde pas décèleront dans leurs personnages, en apparence sans histoires, ce grain de folie insoupçonné qui les habite, cette hystérie qui les rapproche davantage qu’ils ne le souhaiteraient de leurs nouvelles accointances.
Quant aux monstrueux Virginia, Elizabeth et Ralph, ces trois enfants sauvages transcendent le film par la chaleur rayonnante des relations qu’ils entretiennent avec Bruno, leur père de substitution. Qu’ils jouent à l’araignée ou capturent des chats errants pour s’en nourrir, ils conservent malgré leur dégénérescence quelque chose de désespérément humain. Les performances bestiales de Jill Banner, Beverly Washburn et Sid Haig magnétisent notre regard, pervertissant l’image de la parfaite famille américaine tout en y injectant plus d’amour et d’humanité que jamais. Car ce qui compte, nous démontre Hill, ce ne sont pas les apparences mais bien les sentiments que souvent elles dissimulent. À fleur de peau, Lon Chaney Jr. catalyse toute la peur, la douleur et la tendresse que l’on peut éprouver pour ces malheureuses victimes du sort. Utilisé à contre emploi, l’ancien Wolf Man livre la plus émouvante composition de sa carrière, donnant au personnage central de Bruno le relief qui affranchit le récit du simple film de maison hantée. Nous ressentons dès lors l’épuisement de cet homme, les efforts consentis par amour pour garder les enfants à l’écart du danger, son constat d’échec et la terrible réalisation que tout ne pouvait se terminer qu’ainsi. Ce sont ces émotions étrangères au genre, dépassant les simples sensations de l’effroi et du malaise, qui font de Spider Baby une œuvre si particulière.
Chaînon manquant entre le Freaks de Tod Browning (1932) et les familles cannibales qui séviraient au long des seventies, dévorant les protagonistes de Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974) ou La Colline a des yeux (Wes Craven, 1977), voici donc un film à part dans l’Histoire du cinéma d’exploitation américain. Préfigurant l’horreur comédie, Jack Hill lorgne vers un certain classicisme, préférant un noir et blanc atmosphérique à la couleur sanguinolente de ses contemporains, l’évocation et la suggestion aux images de nature explicite. Terrifiant et drôle, aussi divertissant que poétique, Spider Baby or, The Maddest Story Ever Told défie ses limitations techniques et budgétaires pour s’élever au rang de chef-d’œuvre intemporel, tissant une enivrante toile d’images délirantes que tout spectateur friand de l’insolite et autres curiosités en tous genres se doit impérativement de découvrir.
1La Famille Adams : inspirée des cartoons de Charles Addams, publiés dans le New Yorker à partir de 1938, la série originale serait diffusée sur ABC entre 1964 et 1966 avec le succès qu’on lui connaît.
2Le code Hays : code de production et d’autocensure mis en place par la MPPDA (ancienne MPAA), visant à réglementer ce qui pouvait être montré à l’écran. Adopté en 1930, le code serait mis en application de 1934 à 1968, cédant alors la place à une classification par groupes d’âge.