Messiah of Evil
un film de Willard Huyck et Gloria Katz (1973)
Publié par Marc Fairbrother le 27 janvier 2014 dans Autopsies
Futur scénariste d’Indiana Jones et le temple maudit (Stephen Spielberg, 1984) et, pour les quelques dépravés qui s’en souviennent, réalisateur malheureux de Howard… une nouvelle race de héros (1986), Willard Huyck a débuté comme nombre de cinéastes de son temps sur le terrain du cinéma d’épouvante. Avant de rencontrer George Lucas, pour lequel il travaillerait à l’écriture d’American Graffiti (1973), Huyck allait signer en 1971, avec sa collaboratrice Gloria Katz, une première réalisation d’une étrangeté absolue et au budget plus que dérisoire. Ce film désorientant au possible n’est autre que Messiah of Evil, une œuvre maudite peuplée de galeristes aveugles, d’anciens employés de la NASA mis au rebut et d’un très jeune Walter Hill. Bien avant de tourner Le Bagarreur (1975), Driver (1978) ou Les Guerriers de la nuit (1978), celui-ci faisait en effet son unique apparition devant la caméra lors d’une étonnante séquence d’ouverture avec laquelle la suite du récit n’entretiendra qu’un rapport pour le moins ténu.
Car Messiah of Evil est un film profondément décousu, ce qui ne manquera pas de diviser les spectateurs entre un sentiment d’ennui et de fascination égarée. Toujours à deux doigts de succomber au rythme lancinant hérité des nouvelles vagues européennes, le réalisateur se revendiquant entre autres de Godard et Antonioni, Messiah of Evil chancelle entre terreur lovecraftienne et autres souvenirs diffus du cinéma d’horreur indépendant. L’on pensera forcément à La Nuit des morts-vivants (George Romero, 1968), dont l’influence sur le film de Huyck est indéniable, mais aussi à l’œuvre matricielle du renouveau du fantastique américain, Carnival of Souls (Herk Harvey, 1962), qui lui a sans doute en grande partie légué sa mystérieuse ambiance. En ce qui concerne H.P. Lovecraft, sans qu’il n’y ait la moindre allusion explicite aux récits du nouvelliste, l’on en retrouve des traces tant au niveau d’une narration élusive et fragmentée que des thèmes se rapprochant de l’horreur cosmique qu’affectionnait ce grand maître du genre.
À l’image du Cauchemar d’Innsmouth (Lovecraft, 1936), Messiah of Evil précipitera d’ailleurs sa jeune héroïne sur la piste de terribles secrets du côté d’un hostile village côtier. Fraîchement débarquée à Point Dune à la recherche de ce père avec lequel elle a perdu tout contact, Arletty Long se rendra bientôt compte que quelque chose ne tourne pas rond au sein de la communauté locale. Les habitants du coin l’observent avec méfiance et, à la moindre évocation de Joseph Long, s’enferment sans exception dans un infranchissable silence. Dès la nuit tombée, hommes et femmes se mettent de surcroît à ruisseler de sang et adoptent un comportement erratique, arpentant le bord de mer et se réunissant autour d’immenses brasiers dans ce qui s’apparente à une attente des plus pieuses. La décoration intérieure de la luxueuse maison où résidait son artiste reclus de père, et où Arletty élira domicile à son tour, ne fera rien pour rasséréner la jeune femme. Sous les regards des visages peints qui en ornent les murs, elle va rencontrer Thom, un dandy voyageur se décrivant lui-même comme collectionneur de récits folkloriques. C’est alors qu’Arletty se rapprochera de la vérité, les deux étrangers dénichant une triste légende centenaire: celle de la lune sanglante.
Mais bien avant d’arriver jusqu’à Point Dune, anciennement New Bethlehem, c’est dans le couloir d’un asile psychiatrique que nous découvrirons Arletty. Internée après des faits qui l’auront traumatisé, la jeune femme nous interpelle afin de nous confier son témoignage. L’image est floue et d’une voix hésitante la patiente tourmentée nous prévient : « Ici, on me dit que les cauchemars ne sont que des rêves pervertis. J’explique qu’il ne s’agit point de cauchemars mais on refuse de me croire… Vous devez m’écouter… Ils arrivent. Ils attendent aux abords de la ville. Ils observent, tapis dans la nuit au détour d’une sombre ruelle et il attendent. Ils vous attendent ! Et ils vous prendront un par un et personne ne vous entendra crier. Personne ne vous entendra crier ! »
La mise-en-garde frôle certes l’hystérie totale mais intrigue tout autant le spectateur. S’en suivra un voyage au bout de la folie. Celle de Joseph Long en un premier temps, qui nous sera dévoilé au travers de la lecture de fragments d’un journal intime et de lettres où, s’imaginant déjà perdu, il implore sa fille de l’oublier ; de ne jamais venir à sa recherche. Celle collective de Point Dune en un second temps, les habitants de cette ville labourée par les vents marins se laissant gagner l’un après l’autre par une étrange et inquiétante épidémie. Celle enfin d’Arletty, cette démence supposée qui l’aura conduit à sa situation actuelle.
Un voyage au bout de la folie, ou du mal ? Se gardant bien de trancher entre réalité et cauchemar, Huyck signe avec Messiah of Evil une œuvre qui ravira tout spectateur friand d’un cinéma fantastique soignant davantage les ambiances que la divulgation progressive d’une solution clef-en-main. Ce qui importe ici n’est pas tant la résolution finale que la terrifiante force suggestive du récit et de chacune de ses plus foudroyantes images. Les fils narratifs auront donc plutôt tendance à se dénouer qu’à se rejoindre alors que toute rationalité s’effiloche sous le regard impuissant d’une Arletty qui sombre dans les limbes d’un terrifiant sommeil. Des premières allusions au retour éminent de l’antichrist à l’apparition finale du messie vêtu de noir, l’ambivalence règne en maître. L’horreur passe dès lors, pour en devenir effroyablement vertigineuse, par l’idée-même que ce qui nous conduit à penser que l’on perd irrémédiablement la raison pourrait n’être qu’une dimension inacceptable du monde réel.
Filmé en Techniscope, le cinémascope du pauvre, le film révèle son héritage européen par la singularité, et le soin réservé, à son approche esthétique. L’on se sent en effet bien plus proche d’un Mario Bava des grandes heures, voire des délires chromatiques que nous offrira Dario Argento dans les années à venir, que d’un film d’horreur fauché tourné aux États-Unis en 1971 et destiné à faire la tournée des drive-in. À ce titre, la copie présente sur l’édition d’Artus Films restitue à merveille la qualité visuelle de Messiah of Evil.
Malgré une réalisation par moments hésitante, de légers problèmes de rythme et un manque de dynamisme flagrant lors des scènes d’action, la mise en scène de Huyck convoque des images dont il devient impossible de détourner le regard. À dessein, le découpage de l’espace nous désoriente pour mieux nous plonger au cœur de l’enivrante étrangeté de Point Dune que ce soit auprès d’Arletty, complètement dépassée par les événements, ou de l’insouciante Toni lors de la séquence, brillamment exécutée, de la salle de cinéma. Et puis il y a cette improbable musique électronique et expérimentale signée par Phillan Bishop qui fait figure de pionnier de la musique de film. Sa composition bruitiste nous désarçonne et complète une bande sonore léchée où luttent incessamment le lointain mais sinistre cri des mouettes et le déferlement puissant des vagues.
Aux côtés d’un casting composé d’inconnus, dont seule Marina Hill fera réellement carrière (et encore, carrière reste un terme généreux…), il faut souligner la présence au générique des vieux briscards d’Hollywood que sont Royal Dano et Elisha Cook Jr. dont je vous épargnerai les pléthoriques filmographies. Ne pouvant que difficilement se payer les services du second, l’ensemble de ses scènes furent mises en boîte lors d’une journée unique de tournage. Il donnera néanmoins vie à l’un des personnages les plus emblématiques du film dont les premières paroles, prononcées une bouteille à la main dans une sordide chambre de motel, font beaucoup pour instaurer le climat étrange qui domine les rivages où vient de s’échouer Arletty : « J’suis aussi ancien que les collines… Maman s’est débrouillée seule pour accoucher… Elle m’a extirpé d’entre ses cuisses, petite masse sanglante que j’étais, et s’apprêtait à me donner à becter aux poules quand mon père lui fit remarquer qu’un garçon, ça peut toujours se rendre utile. Voilà comment je suis venu au monde. » Une naissance dans l’obscurité, à mi-chemin entre Lovecraft et les premiers romans empreints de noirceur de Cormac McCarthy.
Tout dans Messiah of Evil nous conduit en direction de cette obscurité, cherchant fébrilement à se saisir d’une noirceur propre au mal. Naviguant entre visions d’une violence explicite et évocations hallucinées qui resteront voilées de mystère, voici une œuvre exigeante qui submergera d’une terreur insidieuse celui qui acceptera de s’égarer dans ses méandres. Avec Messiah of Evil, Huyck et Katz touchent à l’horreur dans sa forme la plus pure : une simple idée qui se glisse sous la peau pour semer l’irréparable doute dans nos esprits captifs du cauchemar éveillé auquel ils assistent. Ils signent au passage un film dont je serais tenté de dire qu’il a travaillé en profondeur l’imaginaire d’autres cinéastes du genre tant on peut y lire une préfiguration d’œuvres majeures de John Carpenter, tels Fog (1980), Prince des ténèbres (1987) et L’Antre de la folie (1994), ou encore du paganisme malsain et vindicatif de The Wicker Man (Robin Hardy, 1973).