Cinéma | Autopsies

La Danza de la realidad
un film d’Alejandro Jodorowsky (2013)

La Danza de la realidad (Alejandro Jodorowsky, 2013)Plus de vingt ans après Le Voleur d’arc-en-ciel (1990), alors que même ses plus fervents admirateurs n’osaient trop y croire, Alejandro Jodorowsky est donc enfin de retour au cinéma. Je dis bien de retour car, si le scénariste de L’Incal1 est aujourd’hui mieux connu sur nos rivages pour son apport à la bande dessinée, il ne faut pas oublier que le cinéma fut l’une des premières terres d’accueil des expérimentations et de la créativité débordante de cet esprit vagabond. Il y a quelques temps le projet King Shot faisait parler de lui puis, restant à l’état d’arlésienne malgré l’implication de David Lynch, laissait craindre que La Montagne sacrée (1973) et Santa Sangre (1989) ne demeurent les deux pièces maîtresses d’une filmographie bien trop clairsemée. C’était sans compter sur la productivité effarante d’un Jodo octogénaire qui aura trouvé, entre ses multiples séries de BD et aventures littéraires, le temps d’adapter l’autobiographie qu’il avait publiée en 2001. A 84 ans, ce retour au pays pouvait tourner au naufrage. La Danza de la realidad surprend au contraire par la sincérité naïve et terriblement émouvante que déploie chacune de ses scènes.

La Danza de la realidad (Alejandro Jodorowsky, 2013)Bien plus qu’un simple retour au cinéma, La Danza de la realidad est surtout un voyage aux origines du réalisateur : au Chili, donc, et cette ville côtière de Tocopilla qui l’ont vu naître en 1929. Qui dit origines dit évidemment parents aussi, et c’est le rapport du jeune Alejandro avec sa mère et son père – juifs russes immigrés – que creuse justement le récit. Ainsi, davantage que tout autre film de Jodorowsky, son dernier en date est fortement ancré dans la réalité. Celle d’une crise économique mondiale, de la montée des extrêmes et de la dictature de Carlos Ibáñez d’une part, celle de l’exclusion d’un enfant ressentant violemment et pour la première fois sa différence par ailleurs. La déchirure et l’incompréhension sont les motifs omniprésents de ce récit initiatique et vont naturellement donner forme à l’histoire autant qu’à sa narration.

La Danza de la realidad (Alejandro Jodorowsky, 2013)Jodorowsky ne serait pas le Jodo que l’on connaît et aime sans une part importante de spiritualité, un élément devenu au long de sa carrière la plus reconnaissable de ses marques de fabrique. C’est autour du questionnement de la mort, qu’Alejandro sera amené très tôt à confronter par le décès d’un de ses camarades de classe ou la lente déambulation des pestiférés à Tocopilla, que le réalisateur chorégraphie donc le ballet mystique qui constitue son film. Divisant le père matérialiste et la mère croyante, que tout oppose et qui s’aiment pourtant, c’est une énigme restée sans réponse – l’insaisissable « danse de la réalité » – qui définira en grande partie sa vie. Qu’arrive-t-il après la mort ? La question est posée et, au travers de scènes qui mêlent traumatismes, humour et poésie surréaliste, le film tente d’éclairer le chemin qui mène de l’enfant au vieillard, tous deux destinés à devenir, lorsque le temps retournera à ses origines, rien que de vagues et lointains souvenirs.

La Danza de la realidad (Alejandro Jodorowsky, 2013)L’une des plus belles idées de La Danza de la realidad est sans doute d’avoir voulu se raconter, soi et sa jeunesse, non pas sur le mode classique du souvenir mais sous forme d’un dialogue ininterrompu entre le présent et le passé. Jodorowsky, qui interprétait déjà les rôles principaux dans El Topo (1970) et La Montagne sacrée, s’offre donc une nouvelle occasion d’apparaître à l’écran pour tenter de comprendre qui il était alors mais aussi pour rassurer son alter ego. Au-delà des différences entre l’enfant et le vieillard, ce sont surtout en effet leurs similitudes qui frappent, le cinéaste ressassant les interrogations qui le tourmentaient alors et qui n’auront jamais cessé de le tarauder depuis. Si l’âge lui aura apporté une certaine sérénité, les réponses seront quant-à-elles restées obstinément élusives. Décliné ainsi, l’exercice autobiographique devient quête de soi-même : autant de celui que l’on a été que de ce que l’on imaginait alors devenir.

La Danza de la realidad (Alejandro Jodorowsky, 2013)Exception faite de ses premiers travaux – La Cravate (1957) et Fando et Lis (1968) –, le cinéma de Jodo a toujours été affaire de famille. Ainsi, les enfants du réalisateur figureront souvent aux génériques de ses films et il ne relève certainement pas du hasard que Brontis Jodorowsky, qui jadis interprétait le rôle du fils dans El Topo, incarne ici Jaime, son propre grand-père. La symbolique est d’autant plus forte que La Danza de la realidad raconte l’histoire d’un enfant cherchant à conquérir l’admiration et l’amour d’un père d’abord tyrannique puis absent. On ne saura jamais en quelles proportions le film découle de souvenirs réels ou fantasmés, mais l’édification du père en figure héroïque, séquestré, torturé et luttant au péril de sa vie contre la dictature, appartient sans aucun doute au règne de l’imaginaire.

La Danza de la realidad (Alejandro Jodorowsky, 2013)Avec le retour homérique du patriarche ayant vaincu une malheureuse Circée et résisté au séduisant chant des sirènes, Jodorowsky investit la fiction pour situer son enfance sous le sceau des constructions mythologiques. Le jeune Alejandro est entouré de personnages étranges et tous, du théosophe chamanique à cette mère dont la voix n’est que perpétuel chant, auront marqué son imagination pour la féconder de visions qui touchent à une réalité enfouie sous la part visible du monde. C’est cette réalité dansante et dionysienne que nous dévoile le film. Sous les yeux de l’enfant, mais aussi les nôtres, rencontres et événements se transforment et se chargent de nouvelles significations, apportant à l’homme en devenir les clefs pour déverrouiller les insondables mystères de la vie. Alors qu’avec les somptueuses images finales, le vieillard embrasse la mort et l’enfant ose affronter son avenir, l’inconnu reste pourtant entier et ne s’en trouve que sublimé ; non plus sombre comme cette « obscurité qui va tout dévorer » mais lumineux et enfin prêt à nous accueillir.

La Danza de la realidad (Alejandro Jodorowsky, 2013)En filmant dans sa ville natale ou à Santiago sans se soucier d’éventuels anachronismes, tels ces nombreux graffitis qui ornent les murs, Jodorowsky est parvenu à installer son décor à la croisée de son présent et son passé : précisément là où se situe son propos. Au cœur de ce film autobiographique, ce n’est pas tant le réalisateur que l’on trouve, ni une quelconque glorification de son œuvre, mais bel et bien la vie elle-même. Du moins l’une de ses facettes ; celle trouble dont La Danza de la realidad tente tant bien que mal de se saisir. Malgré tous les défauts qu’on lui trouvera, le dernier film d’Alejandro Jodorowsky conservera cette grande et indéniable qualité : nous rappeler que la vie est un voyage fait de découvertes de soi comme du monde, un voyage auquel nous devons nous abandonner en se laissant dériver sans craindre ce que cache l’horizon.

1L’Incal : Paru de 1981 à 1989 aux éditions Les Humanoïdes Associés, L’Incal est une bande dessinée de science-fiction scénarisée par Alejandro Jodorowsky et illustrée par Moebius (Jean Giraud). Devenue culte, la série émane d’un projet avorté d’adaptation pour le cinéma de Dune (Frank Herbert, 1965) sur lequel l’auteur et le dessinateur avaient déjà collaboré.

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