Cinéma | Autopsies

Rusty James (Rumble Fish)
un film de Francis Ford Coppola (1983)

Rusty James - Francis Ford CoppolaAu son du cliquetis détraqué d’une horloge, les nuages roulent et se déforment à un rythme insaisissable dans les menaçants cieux de Tulsa. Réfléchie dans de miroitantes surfaces, s’y devine aussi la course effrénée d’un soleil qui plonge vers l’horizon et ses ténèbres. Décorant panneaux routiers et murs de briques, d’énigmatiques graffitis apparaissent soudains ponctués de lourdes percussions. « The Motorcycle Boy Reigns » nous renseignent-ils : « le Motorcycle Boy est roi ». On ne sait encore qui se cache derrière ce pseudonyme mais déjà l’écoulement fluide des images est rompu par son absence et Francis Ford Coppola pose, dès cette série de plans fixes à l’élégance extrême, la quintessence de son plus intime chef d’œuvre. Produit dans la foulée de The Outsiders (1983), précédente adaptation d’un roman de S. E. Hinton, Rusty James en reprend de nombreux thèmes pour explorer à nouveau le récit d’apprentissage et le monde de l’adolescence. Hanté par de grandes et fantomatiques espérances, le film va cependant transcender son sujet, celui de la fraternité, pour exprimer l’absolue frivolité du temps – interminable un instant, évanescent celui d’après – et tout l’inconfort de ces entre-deux aux lisières du passé, du présent et du futur.

Time is a funny thing…

D’un accord sec, la caméra pénètre dans le billard de Benny pour s’approcher, au son des boules qui s’entrechoquent, du désœuvré délinquant juvénile qu’est Rusty James. Depuis toujours, ce petit chef de gang évolue dans l’ombre de son légendaire frère, le Motorcycle Boy, ne rêvant que de devenir un jour son égal. Disparu il y a deux longs mois, autant dire une éternité pour les ados qui l’idolâtrent, il avait imprimé à jamais sa marque sur Tulsa avant de mettre fin aux rumbles. Dans l’attente de son possible retour, un nouvel affrontement se profile pourtant et Rusty James en ressortira gravement blessé. C’est cet instant que choisira le Motorcycle Boy pour entrer en scène. Retrouvant son frangin à la dérive et obsédé par un passé qu’il s’imagine glorieux, il voudra lui éviter de commettre les erreurs qui émaillent sa propre jeunesse. Eternellement à la ramasse, abandonné par ses amis qui en vieillissant se sont lassés de leurs jeux d’enfants, Rusty James éprouvera malheureusement bien des difficultés à endosser son costume d’adulte à temps. Errant avec Steve, son dernier compagnon et scribe, dans les ruelles sordides de cette ville industrielle de l’Oklahoma, il devient évident que sa convalescence physique n’est que le reflet d’une quête de repères spirituels.

Rusty James - Francis Ford CoppolaLe grand absent des premières heures, que l’éloignement permettait d’idéaliser, envahira alors le récit de sa présence calme. Bien que le Motorcycle Boy devienne la figure dominante du film, que les traces de son daltonisme et de sa surdité se traduisent par le noir et blanc stylisé et le subtil maniement du son, la narration continuera d’épouser le point de vue de Rusty James et sa volonté de se glisser dans la peau de son modèle. Au fil des bagarres et des beuveries, Rusty James comprendra que le Motorcycle Boy désire échapper à sa propre image ; que l’adulation, plus que toute forme de répression sociale, l’enferme dans un passé où plane le spectre du dysfonctionnement familial. A l’approche du final, les couleurs vives des rumble fish éclatent enfin à l’écran sous le regard des deux frères. Esseulés dans leurs aquariums, ces poissons représentent explicitement leur quête de liberté mais aussi, d’une façon plus subtile, la différence fondamentale entre leurs visions du monde. Ainsi, en cherchant à dissuader le Motorcycle Boy d’un dernier geste insensé, celui de défier les autorités en ouvrant les cages d’une animalerie, Rusty James ne cherche pas tant à le sauver qu’à s’accrocher en vain aux ultimes vestiges de son enfance.

Rusty James - Francis Ford CoppolaAu bucolique romantisme de The Outsiders succède un expressionisme urbain, à ses couleurs chatoyantes un noir et blanc violemment contrasté. Avec Rusty James, Coppola renie tout semblant de réalisme et cherche à incorporer ses idées aux thèmes du récit par la seule force suggestive des images. L’abondance de montres et d’horloges, dont une monumentale et sans aiguilles, rend palpable l’inexorable passage du temps ; la disparition de Patty, sa petite amie, dans une dense fumée montre à quel point Rusty James a perdu la confiance de ses amis. Assommé à coup de barre à mine, nous verrons même son esprit s’envoler pour contempler l’espace d’une scène ceux qui, du moins l’espère-t-il, pleureront sa mort. Matérialisant sans cesse les pensées du jeune héros, ce symbolisme appuyé est soutenu dans sa démarche par la logique implacable de la mise en scène. Comme au théâtre, ce qui n’a rien d’étonnant tant on lorgne du côté de la tragédie grecque, Coppola exige cependant que l’on s’abandonne aux conventions de l’espace mental qu’il édifie et ose toutes les innovations formelles qui lui passent par l’esprit.

Rusty James - Francis Ford CoppolaPour ceux qui adhèrent à la stylisation extrême de sa narration, les expérimentations qui caractérisent Rusty James deviendront une source inépuisable de subjugation. Chaque plan du film est travaillé de manière à exprimer le sentiment d’enfermement, les courtes focales déformant l’horizon et les cadrages barrant tout point de fuite de mille diagonales violentes pour emprisonner les personnages dans l’espace filmique. Que ce soit par des mouvements d’appareil ou des raccords, la caméra elle-même se déplace systématiquement dans l’intention d’imprimer cette idée à l’action. Grouillant de détails et de jeux de lumière, comme ces impossibles ombres portées que Coppola fait peindre sur certains pans de mur, les décors mêlent le surréalisme au naturel. La musique de Stewart Copeland, le batteur de The Police, allie quant à elle rythmiques syncopées et bruitages urbains. Employant tous les moyens à sa disposition, le cinéaste élabore ainsi, davantage que de simples lieux et thèmes, de véritables climats visuels et sonores pour inviter le spectateur à la découverte d’un univers désorientant ; tout en artifices mais complètement intériorisé. Si vous n’avez jamais vu le film, je vous suggère de le découvrir avant de poursuivre la lecture.

The Motorcycle Boy Reigns

Traduisant toute la frustration d’un jeune homme conscient de ses limites intellectuelles, Matt Dillon, déjà remarquable dans The Outsiders, porte le film sur ses épaules en insufflant à Rusty James suffisamment de fougue sincère pour le rendre attachant. En contrepoint à la pesante vision cinématographique qu’il déploie, Coppola entoure sa jeune star d’une pléiade d’acteurs qui livrent, d’un Dennis Hopper au sommet de sa carrière aux débutants que sont Nicolas Cage et Chris Penn, tous des performances brillantes. Parmi les nombreux personnages secondaires, l’on retiendra l’apport de Tom Waits et Laurence Fishburne à deux anges gardiens improvisés qui flottent aux périphéries de l’histoire, et Diane Lane qui, époustouflante dans le rôle discret de Patty, incarne au travers du diptyque la jeune bourgeoisie américaine et donc le rêve omniprésent d’ascension sociale. Son jeu minimal, contrastant avec l’esthétique d’ensemble, donne corps à toute l’exaspération éprouvée face à son petit copain ; son impatience traduisant toujours cette idée du temps qui file. De toutes les composantes de ce film hors-normes, c’est cependant la contribution de Mickey Rourke qui hantera sans doute le plus longuement les spectateurs.

Mickey Rourke (le Motorcycle Boy) dans Rusty JamesMalgré sa place centrale dans le récit, le Motorcycle Boy ne fait quasiment rien d’autre que déambuler tel un anonyme damné en arrière-plan, opposant se douceur à l’enthousiasme farouche de son frère. Davantage qu’un morceau de décor mais sans être tout à fait un personnage, il incarne et projette l’idéal et les fantasmes de ceux qui l’entourent. Un rôle injouable en soi, mais les corps de certains acteurs sont capables de magnétiser les regards et celui de Rourke, filmé par  Coppola, est de cette espèce rare. L’acteur et le réalisateur envisageront le personnage du Motorcycle Boy comme une sorte d’Albert Camus mâtiné du James Dean de La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955). Le résultat est iconique : une figure légendaire qu’une profonde mélancolie rend irrémédiablement humain. Le fardeau existentiel qu’il porte, puisant autant ses origines dans le regard d’autrui que dans la bulle sensorielle qui l’enferme, est apparent à chaque instant et nous encourage, en le voyant évoluer au travers du regard de Rusty James, à la plus grande des empathies pour espérer un jour le comprendre.

The Motorcycle Boy Reigns« Even the most primitive societies have an innate respect for the insane. »

Pour se faire entendre avant qu’il ne soit trop tard, le Motorcycle Boy devra consentir au plus grand des sacrifices. Décrit comme « un prince exilé », évoquant lui-même les innombrables « batailles pour le royaume », il assumera donc pleinement la dimension du héros tragique. Quand les habitants de Tulsa se regrouperont autour de son cadavre pour pleurer la disparition du fils prodigue, seul Rusty James détiendra toutes les clefs de cet ultime geste. Suivant le fleuve comme lui avait conseillé son frère, il pourra enfin quitter son ombre, s’éveiller et entamer, à l’image des rumble fish qu’il aura remis à l’eau, son propre processus de libération. Si le récit est classique, Coppola s’identifie tant au personnage central et à l’admiration qu’il voue au Mototrcycle Boy, dédiant au passage le film à son propre frère aîné, qu’il en exacerbe le développement thématique au point de faire de Rusty James une œuvre à la résonnance universelle. Rarement l’adolescence comme le besoin de s’identifier, le flottement du temps comme l’urgence d’agir auront-ils été saisis d’un regard aussi vif et intime ; jamais, jusqu’au récent Tetro (2009) qui en reprendra le noir et blanc stylisé et le thème central, le travail du cinéaste n’aura-t-il été aussi personnel et profondément émouvant. Si Francis Ford Coppola a signé au long de sa carrière nombre de films inoubliables, c’est sans doute Rusty James, aux côtés de Conversation secrète (1974), qui m’inspire à chaque nouvelle vision la plus profonde admiration et qui conserve le mieux cette bouleversante et hypnotique puissance propre aux plus intemporels des chefs-d’œuvre.

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