The Devil and Daniel Webster
un film de William Dieterle (1941)
Publié par Marc Fairbrother le 8 octobre 2014 dans Autopsies
Le diable répond, comme chacun sait, à davantage de noms qu’il ne convient d’énumérer. Il en va de même pour The Devil and Daniel Webster : une fascinante œuvre semi-indépendante coproduite par la RKO en 1941, soit la même année que Citizen Kane. Réticent à promouvoir un film se référant aussi explicitement au diable auprès d’un public composé en partie de puritains bien-pensants et autres adeptes du bible-bashing, la firme distribua The Devil and Daniel Webster sous le titre plus digeste de Tous les biens de la terre (All That Money Can Buy). Malgré ces efforts d’apaisement, ainsi que de prestigieuses nominations aux Oscar pour le brillant Walter Huston et le jeune compositeur Bernard Herrmann, le film ne tiendra pourtant que quelques semaines à l’affiche lors de sa sortie initiale. Cet échec, conjugué à celui du film de Welles que le studio produisait en parallèle, précipitera une RKO déjà démunie face à la concurrence vers un équilibre toujours plus précaire. À l’image de son diable titulaire, The Devil and Daniel Webster fera néanmoins surface sous diverses appellations et à de maintes reprises au fil des ans, révélant sa splendeur oubliée et envoûtant des générations de spectateurs par son diabolique charme.
Avec cette histoire située à Cross Corners, bourgade fictive du New Hampshire, William Dieterle se place à la croisée de tous les chemins. Fidèle adaptation d’une nouvelle de Stephen Vincent Benét publiée à grand succès en 1936, le récit transpose la légende de Faust dans la Nouvelle Angleterre pour orchestrer l’affrontement entre le diable – qui pavane sur ces terres sous le sobriquet de Mister Scratch – et Daniel Webster, historique homme d’état et sénateur réputé pour son immense talent d’orateur. Non content d’ancrer ainsi l’ancestral mythe germanique dans l’Histoire nord-américaine, la nouvelle de Benét et le film de Dieterle entrent aussi en profonde résonance avec un mal-être qui leur est contemporain. La description de la misère frappant les paysans du XIXe, leurs relations houleuses avec ces grands propriétaires terriens qui s’enrichissent à leurs dépens, tendent ainsi un cruel miroir aux terribles conditions de vie du peuple au cours de la Grande dépression à l’heure même où le bloc soviétique montait en puissance de l’autre côté du monde. Pour Dieterle, The Devil and Daniel Webster se fait donc le théâtre d’une rencontre entre ses lointaines racines et l’effervescente société qui l’a récemment adopté, une mystique contrée où dialoguent en toute liberté mythes fondateurs et idées progressistes.
À l’image des Raisins de la colère, archétype du plaidoyer social tourné un an plus tôt par John Ford, un véritable attachement à la terre émane de cette relecture pastorale de Faust. L’enjeu n’étant ici pas tant à chercher du côté de l’enrichissement spirituel que de la simple survie, les personnages s’attellent donc à cultiver le sol plutôt que leurs esprits. Fils de fermier du New Hampshire, sans doute petit-fils aussi, Jabez Stone appartient comme Tom Joad au rang de ceux à qui il incombe de souffrir en silence, de se résigner à une existence terre-à-terre. Malchanceux, ses champs résistent obstinément à ses efforts de les fertiliser et sa basse-cour nécessite de lui plus d’investissement que les maigres revenus qu’elle ne lui rapporte. Éternel optimiste arrivé à bout de patience, ce triste fermier ne réclame après tout qu’un minimum de bonne fortune pour s’offrir un instant de répit et l’occasion de prendre un nouveau départ. À ses dépens, et malgré les avertissements de ses amis proches, de sa brave épouse ou de sa pieuse mère, Jabez Stone va bientôt apprendre que l’on ne récolte jamais que ce que l’on sème.
À la suite d’une énième moisson désastreuse pour ses finances, Jabez Stone n’aura plus d’autre choix que de remettre ses derniers biens de valeur à Stevens, le vil usurier qui tient bon nombre des fermiers de Cross Corners dans sa poigne. Dans un accès de rage provoqué par cette satanée malchance qui s’abat une nouvelle fois sur lui, le fermier se dira prêt en cet instant à vendre son âme à qui lui en offrira deux sous. Jabez Stone regrettera immédiatement son acte de désespoir, scrutant les ombres qui l’encerclent pour s’assurer que personne n’ait entendu ses vaines paroles. Mais il est déjà trop tard ; l’omniscient Scratch a senti venir sa chance et surgira bientôt des ténèbres pour proposer ses funestes services au misérable désemparé. Dès que sa fringante silhouette se découpera à contre jour de la brume matinale, c’est ce fanfaron de diable qui mènera l’infernale danse à Cross Corners, chorégraphiant l’ascension puis la chute de Stone qui ne sera jamais en mesure de refuser les perfides offres du malin ; battant le rythme d’un ballet de regards minés par l’inquiétude.
Habile phraseur, Scratch persuadera sans difficultés le fermier de lui échanger son âme contre l’alléchante promesse de sept années de bonne fortune. Tout en faisant de sa victime l’un des hommes les plus puissants de l’État, il éloignera cependant Jabez Stone de sa famille par l’influence d’une diabolique soubrette pour mieux le plonger dans les affres de la cupidité et de l’égocentrisme. Au fil des ans, Stone comprendra les erreurs commises et tentera de négocier, auprès de son tourmenteur, une extension de contrat dans l’espoir de les réparer. Beau joueur, ne pensant qu’à la prometteuse moisson à venir, Scratch se dira prêt à lui accorder quelques années supplémentaires en échange de son fils. Se sentant perdu, Stone implorera son vieil ami Daniel Webster de l’aider à sauver son âme des griffes du démon. Le sénateur et le diable, ces deux féroces animaux politiques, s’affronteront dès lors, rivalisant à armes et ingéniosité égales pour remporter le butin tant convoité.
The Devil and Daniel Webster ne constitue pas la première approche du mythe de Faust par William Dieterle. Acteur de formation, ayant débuté au théâtre chez Max Reinhardt, il interpréta chez F.W. Murnau le rôle de Valentin pour l’adaptation cinématographique restée la plus célèbre du texte de Goethe. En la nouvelle de Benét, Dieterle trouve néanmoins matière à prolonger les thèmes développés dans le récit original en les recadrant autour de problématiques plus modernes, notamment une réflexion politique qui peut aujourd’hui sembler quelque peu naïve mais qui n’en demeure pas moins pertinente. C’est aux fondements mêmes de la démocratie américaine que s’attaque tout du long du film William Dieterle ; à cette relation de confiance qui lie étroitement le peuple aux représentants sensés défendre les meilleurs intérêts de chaque individu qui compose la société. En opposant Scratch et Webster, tout en prenant grand soin – et un malin plaisir – de faire ressortir leurs similitudes, c’est la fragilité du système que Dieterle dénonce, stigmatisant la facilité avec laquelle les puissants abusent de la confiance qui leur est aveuglément accordée, révélant les entorses éthiques que doivent accomplir jusqu’aux plus intègres politiciens afin d’imposer leurs idéaux.
Malgré les violents contrastes hérités de l’expressionnisme où il fit autrefois ses armes, Dieterle ne dépeint pas tant sa fresque fantasmagorico-politique en noir et blanc qu’entre chien et loup. Si pour le spectateur le bien et le mal semblent parfaitement se distinguer, pour les protagonistes il en va tout autrement, le propos du film demeurant aussi fin que certains d’entre eux peuvent s’avérer étonnamment nuancés. Rodé à l’esthétisme de ses illustres mentors, Dieterle s’appropria, après son arrivée aux États-Unis en 1930 et son passage derrière la caméra, le raffinement dramaturgique propre au classicisme hollywoodien. Il déploie à merveille l’ensemble des outils narratifs dont il dispose dans The Devil and Daniel Webster pour faire comprendre au spectateur comment un homme peut se laisser tenter par la plus pernicieuse des promesses ; pour quelles raisons une femme continuerait à lutter pour le salut de celui qu’elle aime quand bien même elle verrait celui-ci s’engager sur la voie d’une irrémédiable perdition.
Là où Faust, comme beaucoup d’œuvres à la dimension mythologique prononcée, remanient des archétypes, The Devil and Daniel Webster s’attelle avant tout à dessiner le portrait de personnages crédibles, parfois aimables et souvent fascinants. Comme le titre du film l’indique, c’est évidemment Webster et Scratch qui dominent sur l’ensemble, leur rivalité cumulant en un inoubliable affrontement final devant un jury de grands damnés. Faisant à la fois preuve de bonhomie et d’intelligence, d’autant de ruse que de déconcertante sincérité, ils nous séduisent tour à tour et de leur relation complexe émergera le thème principal du récit. Dieterle ne se contente plus de la simple opposition entre le bien et le mal en tant qu’entités à part entière, ce qui l’intéresse est leur dialogue incessant dans le cœur des hommes et des femmes. Ainsi, à l’image de Scratch rappelant à Webster sa présence à bord du Mayflower comme lors du meurtre du premier Amérindien, le réalisateur insiste jusqu’au grinçant plan final sur le caractère insidieux du mal et de la tentation. Le diable est présent en chacun d’entre nous : il ne suffit pas de le combattre, encore faut-il apprendre à vivre avec.
Photographié en un noir et blanc sublime, tourné dans des décors qui alternent le réalisme et une stylisation expressive à l’extrême et monté par Robert Wise qui officiait en parallèle sur Citizen Kane, The Devil and Daniel Webster allie les forces narratives du classicisme aux velléités artistiques d’une modernité cinématographique encore naissante. Sur l’écran de ce scintillant théâtre d’ombres, les tourments des personnages s’expriment au travers d’un subtil mouvement de caméra qui semble les précipiter dans leur malheur, par la dissonance d’un accord venant rompre brutalement l’harmonie tel un diabolique ricanement. Dans l’obscurité, brillent encore quelques étoiles, dont Walter Huston qui livre l’une de ses plus grandes interprétations aux côté du Trésor de la Sierra Madre (John Huston, 1948) et Simone Simon qui trouverait, l’année suivante et toujours pour la RKO, son rôle le plus marquant dans La Féline de Jacques Tourneur. Sans doute trop progressiste à l’heure où l’Amérique se décidait enfin à entrer en guerre, traitant avec trop d’ambivalence du souvenir vif et encore douloureux de la crise de 1929 et de cette cruelle misère qui s’ensuivit, le film fut longtemps condamné aux oubliettes. Ayant retrouvé son titre originel ainsi que le montage voulu par William Dieterle, The Devil and Daniel Webster peut enfin nous emporter dans son allègre et singulier dérive entre le formalisme léché du muet européen et les plus nobles aspirations du nouveau monde ; nous faire caresser, même dans ce monde plus que jamais rongé par le cynisme, l’idéal humaniste d’un monde, si ce n’est parfait, du moins meilleur.