L'Enfer des armes
un film de Tsui Hark (1980)
Publié par Marc Fairbrother le 15 juillet 2014 dans Autopsies
Jusqu’à présent, lorsque commençait à me démanger l’irrépressible besoin de nihilisme cinématographique, je m’administrais sans hésiter une dose de ces monuments d’absolue noirceur que sont Le grand silence ou Les Huit vertus bafouées. Ceux qui ont goûté à l’accablante résignation que dégagent les films de Sergio Corbucci et Teruo Ishii m’auront compris : le nihilisme que j’évoque ici ne se rapporte d’aucune manière au manque d’intérêt que l’auteur porterait à la forme de son œuvre, au contraire très soignée, mais au profond sentiment de pessimisme désemparé qui émane de celle-ci. La découverte tardive du troisième long-métrage de Tsui Hark, volet final de sa trilogie du chaos, si elle ne renverse pas définitivement la hiérarchie, me procure du moins de nouvelles options pour ces soirées où seule domine l’envie d’exploitation révoltée et rentre-dedans. Spectacle bordélique et jouissif par delà toutes les limites du convenable, ce virulent acte de naissance de la nouvelle vague hongkongaise est avant tout une œuvre enragée ; une salve de violence aussi gratuite que salvatrice, ne visant qu’à renverser l’ordre établi dans un bain de sang, à s’élever avec hargne et défiance de la misère urbaine pour mieux affronter l’ombre menaçante de l’imminente rétrocession.
Loin d’en être à son coup d’essai, Butterfly Murders (1979) et Histoires de cannibales (1980) s’étant tous deux faits remarquer par la critique à leur sortie, Tsui Hark peinait encore à l’aube des eighties à emporter l’adhésion des spectateurs. S’il ferait bientôt – et incontestablement – de cette décennie la sienne, la sortie de L’Enfer des armes n’améliora pourtant en rien la situation. Dénaturé sous la pression gouvernementale, ce récit d’anarchisme juvénile fut remanié afin d’en éradiquer la moindre trace subversive. Au gré de modifications imposées par le comité de censure, le film perdit en saveur. Dans de telles conditions, l’échec commercial devenait prévisible et ne manqua pas d’arriver, précipitant Hark vers d’autres styles de productions au sein de Cinema City puis de Golden Harvest. Le changement de cap aurait d’importantes ramifications sur la carrière du réalisateur et sur le cinéma HK dans son ensemble, culminant en la fondation de Film Workshop, un studio avec lequel lui et ses protégés, dont John Woo et Chin Siu-Tung dont il produirait respectivement Le Syndicat du crime et Histoire de fantômes chinois, domineraient un jour le cinéma de l’archipel. Sans même tenir compte du séisme qu’il provoquerait, L’Enfer des armes resterait néanmoins une œuvre majeure dans la filmographie du cinéaste.
Dès la séquence d’ouverture, le ton colérique est annoncé. Oscillant entre nervosité farouche et fulgurances esthétiques, ces rouges et bleus saturés et caractéristiques de son œuvre envahissant l’écran, l’inimitable style de Tsui Hark dynamite le récit pour plonger le spectateur dans le chaos suffocant de la métropole. Sur un rythme effréné, la première moitié de L’Enfer des armes introduit ses personnages ; certains impétueux, les autres déjà à bout de souffle et un pied fermement ancré dans leurs tombes. Les trajectoires d’adolescents en mal de vivre, de flics impuissants face à la criminalité rampante, de caïds à la petite semaine et de dangereux trafiquants d’armes s’y croiseront pour dessiner le portrait d’une société cannibale ; un environnement néfaste où chacun devient la proie d’autrui, où l’insoutenable violence économique pousse les individus à se dévorer entre eux, avec un goût prononcé pour les plus démunis. Dans ce contexte, qu’on pose des bombes artisanales dans le seul but de tromper l’ennui, qu’on torture des animaux sans défense ou perpétue de funestes jeux de massacre afin de gagner sa croûte, le sort que l’on se voit réserver est identique. Menant au désespoir comme à la mort, la route se termine invariablement parmi les cadavres, des victimes démembrés gisant au fond d’un cul-de-sac aux civils reposant en paix dans de vastes cimetières.
Au fil d’une narration disjointe, où violence stylisée et comédie potache se disputeront souvent la vedette, Tsui Hark témoignera de peu de sympathie à l’égard de ses protagonistes. C’est le principal aspect du film que la censure s’évertua à corriger, obligeant le réalisateur à revoir près de la moitié de son scénario avec des conséquences désastreuses1. Parfait symbole d’un colonialisme ayant écrasé toute culture endémique, la figure de l’occidental recevra de plein fouet la virulente charge qu’adresse Hark, natif du Vietnam, à ceux qui détruisent et abusent de son pays d’accueil. Pour l’étranger, Hong Kong n’est devenu qu’un vaste terrain de jeu, un territoire à exploiter jusqu’à la moelle, pendant qu’il en est encore temps, pour s’enrichir au détriment de ceux qui doivent y construire leurs vies en respectant la tradition. Pourtant le réalisateur ne s’intéressera au final que très peu à ces personnages de mercenaires, faisant d’eux de simples stéréotypes de méchants du cinéma d’action. Interprétés par des acteurs anglophones à côté de la plaque, comme il est de rigueur dans ce type de production (Commando passerait pour une démonstration de method acting à côté de certains dialogues !), ils ne servent qu’à offrir un reflet de la vilenie dont sont capables les hongkongais eux-mêmes. Ce sont eux les véritables antihéros du récit, tous profondément fêlés ils demeurent aussi difficiles à absoudre qu’à condamner.
Des trois lycéens, poseurs de bombes dans le scénario original puis chauffards éméchés après le passage de la censure, à Wan Chu, la jeune femme qui les fera chanter pour mieux les embrigader dans ses actes de terrorisme aveugle, ou encore son grand frère de flic qui lui cogne dessus de frustration, les personnages hongkongais de L’Enfer des armes ne valent guère mieux que les barbares occidentaux lancés à leurs trousses. Le rapport ambivalent des protagonistes à la violence, qui fait autant figure d’exutoire que de moyen d’asseoir sa domination, révèle pourtant en chacun d’eux le portrait nuancé d’une société où bouillonne une tension fiévreuse, tiraillant à chaque instant les individus qui la composent entre un puissant désir de liberté et la peur tétanisante d’un avenir incertain. Le moindre conflit devient ainsi prétexte à une explosion de violence physique et morale, deux phénomènes que Tsui Hark, sans pour autant verser dans un exhibitionnisme glauque, met en scène sans la moindre retenue ni pudeur. Le regard qu’il porte sur cette société est à la fois alarmant et désabusé, ces destins croisés devenant inextricables au rythme d’une chorégraphie où la coordination des gestes s’efface sous les coups de boutoir d’une folie insidieuse gangrenant la population.
Propulsé vers son inévitable conclusion par cette prédisposition collective à l’autodestruction, L’Enfer des armes prend au cours de sa deuxième moitié l’allure d’un ballet infernal. Si l’ensemble des personnages, notamment le trio de lycéens ou la pègre locale, restera fondamentale négatif, rongé par la veulerie et l’absence de toute prérogative morale, il devient impossible de ne pas ressentir la souffrance extrême que connaissent certains d’entre eux. La violence perpétrée par Wan Chu ou par son frère, alors même qu’elle s’intensifie au fil des scènes, apparaît dès lors comme n’existant que pour donner la réplique à une violence subie à chaque instant de leur vie. C’est bien le désespoir qui pousse ici à commettre les actes les plus graves et insensés ; la certitude absolue qu’en dépit de tout effort l’avenir qui nous attend circonscrit immanquablement à une existence des plus insignifiantes. Face à ce constat, comment se retenir d’exploser ? pourquoi s’obstiner à contenir sa rage ? La noirceur de l’âme humaine trouve alors sa pleine mesure dans des faits incompréhensibles, des gestes en apparence gratuits mais emblématiques d’une révolte profonde que l’Homme est devenu incapable d’exprimer avec calme et cohérence.
Car pour Tsui Hark, à cette époque, le cinéma est avant tout un moyen d’exprimer ses sentiments et idées les plus subversifs. Avec L’Enfer des armes, alors qu’une dantesque fusillade terrasse la sérénité d’un immense cimetière, puis qu’un bombardement de photographies d’émeutes prises en 1967 explose à l’écran, le cinéaste semble rendre hommage aux morts et hurler sa colère contre tous ceux qui acceptent de survivre sans avoir le courage de s’élever contre la misère qui les entoure. Certes, ces hommes et femmes dont on suit le dernières heures sont coupables du pire et se dirigent tous sans exception, la tête baissée, vers une mort violente et absurde. Irrattrapables, ils restent pourtant attachants car témoignant d’une humanité bafouée, fragile mais au fond irrépressible. En un ultime geste de bravoure, Hark fait pointer l’arme de l’un de ses personnages directement sur le spectateur. Cette fois, le réalisateur nous épargne. Sa mise en garde reste malgré tout sans appel. La violence ignoble dont il tire ici un spectacle époustouflant vient de la souffrance ; celle-là même qui se trouve au cœur du film et qui lui inspire son énergie du désespoir ; une violence qui n’est que révolte assourdissante contre l’hypocrisie d’une société condamnant un chaos qui seul lui permet de lutter contre l’injustice inhérente à sa structure et dont elle se nourrit afin de progresser jour après jour.
1Pendant de longues années, seul le montage officiel de L’Enfer des armes était visible. S’il reste encore le plus accessible aujourd’hui, la vision originelle de Tsui Hark est elle aussi disponible grâce au travail de l’éditeur HK Vidéo qui a repiqué les scènes coupées sur une VHS endommagée. En dépit de la piètre qualité de nombreuses séquences qui furent réintégrées au film, c’est bien sûr cette dernière que je vous encourage à vous procurer pour jouir pleinement du chaos.