The Stone Tape
un film de Peter Sasdy (1972)
Publié par Marc Fairbrother le 17 juillet 2015 dans La Crypte
Tard dans la soirée du 25 décembre 1972, les quelques deux millions et demi de spectateurs réunis devant la BBC avaient la chance de découvrir l’une des fictions les plus terrifiantes et audacieuses jamais produites pour la télévision. Pour qui s’est résigné aux sempiternelles redifs du Père Noël est une ordure, inévitable ponctuation chez nous de la programmation hivernale, ce penchant macabre pour les histoires de fantômes à Noël peut paraître étonnant, je vous l’accorde. Outre-manche, cela n’avait rien de déplacé. Comme en témoigne le célèbre Chant de Noël publié par Charles Dickens en 1843, la pratique était en effet répandue dès l’époque victorienne ; période où la fête prenait déjà en grande partie sa forme moderne. Des soirées orchestrées par M.R. James alors qu’il officiait au King’s College de Cambridge, jusqu’aux adaptations des écrits de ces deux auteurs majeurs du genre diffusés sur la BBC à partir de la fin des années 1960, la tradition se perpétuerait au fil du temps. Pionnier de la science-fiction anglaise, qui lui est redevable entre autres créations du professeur Bernard Quatermass, Nigel Kneale s’aventurait donc avec l’écriture de The Stone Tape sur un terrain davantage balisé qu’il n’y paraît. Sa contribution au genre n’a cependant rien de traditionnel, en faisant au contraire exploser le cadre pour aboutir à des implications et une résonance toujours plus profondes.
En parlant de résonance, il sera beaucoup question de son dans The Stone Tape, de son sujet jusqu’aux éprouvants effets sonores et l’accompagnement musical composés sur mesure par Desmond Briscoe de la Radiophonic Workshop*. Lancée dans la création d’un support d’enregistrement plus pérenne que la bande magnétique, histoire de « mettre une fessée à la concurrence japonaise », l’entreprise Ryan Electronics vient de rénover Taskerlands, un archaïque manoir, pour en faire un laboratoire à la pointe de la technologie. Mais à l’arrivée de Peter Brock, le meneur d’un groupe de recherche pluridisciplinaire, Roy Collinson, le maître d’ouvrage, nous apprend qu’une partie des travaux n’a toujours pas démarré. La faute aux ouvriers qui, après une première visite de la pièce devant servir au stockage des volumineuses bandes de données recueillies par l’équipe, ont simplement refusé d’y pénétrer à nouveau.
Furieux, d’autant plus qu’il vient d’apprendre que cette partie du bâtiment est bien plus ancienne que le reste, ces origines saxonnes risquant d’entraîner des complications judiciaires, Brock s’y rend immédiatement pour voir de quoi il en retourne. Il ne trouve là qu’une pièce abandonnée aux moisissures – du polypore larmoyant, c’est de circonstance – contenant quelques conserves rouillées, un vieil escalier emmuré qui ne mène nulle-part et une antique lettre au père Noël. « What I want for Christmas is please go away! » y avait inscrit des années auparavant le jeune Martin Tasker, dernier de sa lignée qui en vieillissant deviendrait un reclus notoire. De quoi inspirer des sueurs froides à n’importe qui… Mais l’épreuve que réserve Taskerlands à ces intrus ne fait en réalité que commencer. S’attardant dans la pièce qui exerce sur elle une terrible emprise, la brillante informaticienne du groupe entend soudain un cri perçant suivi de l’apparition furtive d’une jeune femme gravissant les escaliers avant de disparaître. Sous le choc, Jill fuit la pièce pour s’écrouler, à bout de nerfs, devant ses collègues hébétés.
Le premier réflexe de Brock sera de récuser les inquiétudes de sa collègue, puis de la sermonner pour s’être laissée aller à la superstition. Visiblement secouée, Jill menace de lâcher l’opération malgré les remontrances de son chef avec lequel elle entretient par ailleurs une relation extraconjugale, sans incidence sur le récit mais permettant à Kneale de donner du relief à ses personnages en soulignant la vulnérabilité de la jeune femme et le caractère manipulateur de Brock. Ne pouvant se passer des compétences de son amante, ce-dernier cherchera dès lors à l’égayer, un repas au pub local semblant être la meilleure façon de lui changer les idées. Leurs connections avec Taskerlands serviront au contraire à délier la langue aux gens du coin, libérant les rumeurs de morts suspectes, dont celui de la domestique Louisa Hanks, et de tentatives d’exorcismes répétées qui circulent à propos du manoir. Face à l’accumulation jamesienne de documents et témoignages corroborant l’activité paranormale observée au fil des siècles sur ces terres anciennes, Collinson avouera lui-même avoir entendu le hurlement coupable de la suspension des travaux. Équipé de ses outils d’analyse dernier-cri, Brock décidera alors d’investiguer le phénomène.
Jusqu’ici, The Stone Tape emprunte la direction d’une banale trame d’histoire de maison hantée. L’approche scientifique du paranormal n’est d’ailleurs pas sans rappeler un classique du genre : La Maison du diable de Robert Wise (1963). Le récit ne tardera pas toutefois à prendre une étonnante tournure. Au cours de leur enquête, les chercheurs observeront à plusieurs reprises les cris et l’apparition de celle qu’ils s’imaginent être Louisa Hanks. Cependant, aucune de ces manifestations ne laisse la moindre trace sur leurs instruments de mesure. Pire, certains membres de l’équipe s’avèrent même y être insensibles, ne pouvant ni entendre ni voir le phénomène. À force de réflexion, Brock et son équipe en viennent à la conclusion que la pièce elle-même, ou plus précisément l’antique roche qui en constitue les murs et les fondations, transmet directement des informations à leurs cerveaux ; que le nouveau médium qu’ils s’étaient justement donnés pour but de découvrir se trouve là, sous leur nez. Malgré tous leurs efforts, ils ne parviendront pas à déceler de corrélation entre les multiples déclenchements de l’étrange enregistrement. En bombardant frénétiquement les parois d’ultrasons pour espérer provoquer une réaction, Brock finit même par le supprimer ou, du moins, l’inhiber. Opportuniste, il verra dans son échec l’occasion de reprendre les travaux de rénovation et sa mission initiale comme si rien d’anormal ne s’était déroulé. Obsédée par les données accumulées, Jill suivra quant à elle son intuition, postulant que si le souvenir de Louisa a été effacée de sa surface, la roche, telle un palimpseste, pourrait dissimuler des secrets bien plus anciens dans ses profondeurs.
D’histoire de fantômes, on glisse donc subtilement vers quelque chose de beaucoup plus étrange où la clef de temps immémorables devient la principale source de frayeur. Que le récit ne devienne que plus inquiétant une fois le mystère levé sur son élément fantastique est un paradoxe tout à l’honneur du génie scénaristique de Nigel Kneale. Rodé aux productions horrifiques estampillées Hammer (Une messe pour Dracula, La Fille de Jack l’éventreur), le réalisateur Peter Sasdy s’affranchit des limites budgétaires inhérentes à ce type de projet. Sa mise en scène au plus proche des personnages, qui bénéficient de plusieurs interprétations remarquables dont il convient de souligner celles de Jane Asher et Michael Bryant, surprend par ses envolées où de simples mouvements d’une caméra survolant la scène suffisent à faire ressentir au spectateur l’aura menaçante qui plane sur Taskerlands. L’utilisation de courtes focales lors d’un final où les fantômes d’un très lointain passé assaillent Jill rehausse le jeu de lumières et exacerbe l’impact d’effets visuels rudimentaires. Gravissant à son tour l’escalier où Louise avait autrefois péri, les secrets que lui dévoilent ces voix émergeant de leur sommeil d’outre-tombe la condamnent à une hystérie qui se rejouera éternellement dans les sédiments millénaires. Dans la plus pure tradition lovecraftienne, la réalité que révèle le fantastique dépasse dès lors l’entendement humain qui ne peut plus trouver refuge que dans une démence salvatrice. Débarrassé de ses oripeaux gothiques, l’histoire de fantômes se fond ainsi avec The Stone Tape dans l’horreur cosmique, ce dont ne manquerait pas de s’inspirer John Carpenter pour son terrifiant Prince des ténèbres, hommage évident à Nigel Kneale**, l’un des modèles du cinéaste américain et dont l’œuvre reste une inépuisable source d’horreurs pour hanter nos plus terrifiants cauchemars.
*BBC Radiophonic Workshop : Fondée par les pionniers de la musique électronique que sont Daphne Oram, Dick Mills et Desmond Briscoe, qui seront rejoints au fil des ans par d’autres musiciens comme Delia Derbyshire (membre de White Noise pour l’album mythique An Electric Storm), la Radiophonic Workshop était chargée de produire les effets sonores et la musique pour les programmes de la BBC, qu’ils soient diffusés à la radio ou à la télévision.
**Les plus attentifs auront sans doute remarqué plusieurs ressemblances entre The Stone Tape et Prince des ténèbres (le groupe de chercheurs confronté à un phénomène paranormal, la question de la transmission d’information, l’élément d’horreur cosmique). L’hommage est pleinement assumé de la part de John Carpenter qui signe le scénario du pseudonyme Martin Quatermass en référence au célèbre personnage de Kneale. Carpenter cite d’ailleurs la première adaptation de Quatermass au cinéma (Le Monstre de Val Guest) comme l’un de ses films d’horreur préférés et avait tenté, pour Halloween 3, le sang du sorcier (Tommy Lee Wallace, 1982), de faire travailler Nigel Kneale en tant que scénariste. L’expérience s’est malheureusement soldée par un échec qui semble avoir engendré pas mal de rancœur de Kneale à l’égard de Carpenter. Le résultat, contrairement à sa réputation, est fortement recommandé.