Les Loups
un film de Hideo Gosha (1971)

Les Loups

Mon esprit – complice peu recommandable dans le meilleur des cas, je vous le concède – s’est toujours obstiné à rapprocher Hideo Gosha du chanbara. C’est la brèche, après tout, que ce réalisateur trop méconnu emprunta pour se faire une place dans le monde du cinéma en acceptant l’invitation de la Shochiku à porter lui-même sur grand écran les aventures des Trois samouraïs hors-la-loi, série télévisée qu’il avait conçue pour la Fuji et qui connut au début des années 1960 un phénoménal succès populaire. L’industrie japonaise étant encore très hiérarchisée à cette époque, son passage du petit au grand écran hérissa les poils de nombre de ses collègues. Gosha, lui, s’en accommoderait et s’illustrerait encore dans le cadre du film de sabre en signant, avec Goyokin : L’Or du Shogun puis Hitokiri, le châtiment, ses deux premières œuvres majeures dès la fin de cette même décennie. Les entêtantes mélodies de katanas déchirant les chairs ennemies peuvent cependant nous induire en erreur. Armé d’une insolente aisance, se permettant des retours fréquents à la télévision, il alternerait tout au long de sa carrière les productions au sein des différents studios de l’archipel et imprimerait avec une cohérence évidente, à chacun des genres auxquels ses commanditaires s’évertueront à le consigner, sa vision désabusée d’un Japon dont la modernisation aveugle n’en finirait jamais de trahir ses plus anciennes valeurs.

Les Loups (Hideo Gosha, 1971)Réalisé dans le foulée de Goyokin et Hitokiri, tous deux sortis en 1969, Les Loups marque la première grande incursion de son auteur dans le film de yakuzas. Le genre subissait alors de plein fouet une révolution nommée Kinji Fukasaku, mais aux Jitsurokus que popularisait son compère chez la Toei, Gosha préféra la forme plus traditionnelle du Ninkyo eiga, soit le film de chevalerie. Dès sa première image, celle de câbles électriques brisant l’harmonie du paysage, il est pourtant clair que ce récit ne sera en rien tourné vers un quelconque classicisme. Au travers de la libération d’Iwashi, un yakuza parmi d’autres emprisonnés suite à l’affrontement sanglant entre deux clans, c’est d’une rupture brutale dans l’Histoire japonaise que nous parle Gosha au travers de son film. Graciés au début de l’ère Showa par le jeune empereur Hiro-Hito, ces hommes se retrouvent livrés à eux-mêmes en regagnant une société que secouent de violentes mutations. Leurs anciens chefs obéissent désormais à la loi du marché davantage qu’au code d’honneur, règlent leurs différends en politiciens ou à grand renfort de mariages arrangés et le pays tout entier se découvre un goût catastrophique pour l’impérialisme qui se soldera par la prochaine colonisation de la Mandchourie.

Les Loups (Hideo Gosha, 1971)Les premières séquences peuvent laisser une impression quelque peu trompeuse de pur film d’exploitation, ce que renforce la présence, aux côtés d’un Tatsuya Nakadai plus que jamais tourmenté, des « gueules » que sont Tetsuro Tanba, Noburo Ando ou encore Kunie Tanaka. Dans la tradition du genre, les gerbes de sang écarlate font rapidement exploser à l’écran la violence graphique chère à ses amateurs. Les arrêts sur image, la voix off qui présente les personnages et leurs noms qui s’inscrivent à l’écran ne manqueront pas de rappeler le cinéma haletant de Fukasaku alors que ces deux femmes à l’ombrelle, traversant le récit pour occire les plus gênants représentants d’un passé que l’on pensait avoir définitivement enterré, forment un duo d’assassins que ne renierait pas Kazuo Koike (Lady Snowblood, Baby Cart). Les Loups est pourtant une œuvre beaucoup plus intimiste qu’il n’y paraît au premier abord, la narration s’étirant et sa progression dramatique résultant des variations émotionnelles entre les séquences successives davantage que de l’habituel enchaînement de péripéties sur un rythme effréné. En cela, le film procède d’une approche sensitive, proche de l’impressionnisme, nous faisant avancer par tâtonnements jusqu’à l’inévitable dénouement alors que Iwashi recouvre ses repères et que la certitude d’une haute trahison se précise.

Les Loups (Hideo Gosha, 1971)Sans en renier le caractère de divertissement, Gosha confère donc à son film l’allure morbide d’une lancinante méditation sur le sort d’un homme ne trouvant plus sa place dans un monde qui a trop changé. Tiraillé entre son sens du devoir et ses profondes convictions éthiques, Iwashi devra choisir de s’abandonner à la corruption ambiante ou de renoncer à la vie qu’il vient tout juste de retrouver. Ce dilemme tragique, qu’il partage avec de nombreux personnages du réalisateur, s’exprime dans Les Loups avec une fulgurance inédite. La célébration de la vie s’accompagne de mises à mort littérales et métaphoriques, l’orgasme et le meurtre s’accouplant au cours d’ébats désespérés à la saveur ero-guro magistralement orchestrés à l’image du meurtre dans le cimetière, une séquence placée au cœur du récit et qui demeure parmi les plus hallucinées et éprouvantes jamais mises en scène par un cinéaste japonais. Dans ce pays bouleversé par le changement, Gosha n’a cesse de faire surgir les fantômes d’un passé violent, laissant s’entrechoquer les délicates compositions de Masaru Sato et les musiques traditionnelles, se permettant de ressusciter des personnages que l’on avait pourtant cru voir mourir pour faire tomber le masque sous couvert duquel le présent se pavane en cherchant à dissimuler la laideur de son hypocrisie.

2 personnes ont commenté l'article

    1. Salut! Désolé pour le temps que j’ai mis à te répondre, j’ai vraiment été pas mal pris par le boulot ces derniers mois. Le rythme de publication s’en ressent d’ailleurs. On va essayer de remédier à ça. Je n’ai pas revu Hitokiri depuis très longtemps mais je l’avais bien aimé. Dans le genre yakuzas, Gosha a aussi réalisé Quartier violent qui vaut le coup d’œil si tu réussis à le trouver.

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