L’Ange de la vengeance
un film d'Abel Ferrara (1981)
Publié par Marc Fairbrother le 23 décembre 2013 dans Autopsies
A l’image de The King of New York (1990) ou de Bad Lieutenant (1992), les deux films qui constituent avec L’Ange de la vengeance la part incontournable de l’œuvre d’Abel Ferrara, ce second long-métrage du cinéaste dépeint un univers où se propage une terrifiante noirceur. Comme souvent chez le réalisateur natif du Bronx, c’est cette jungle faite de briques et de bitume qu’est New York, cette ville dont les ordures et âmes damnées jonchent chaque recoin de trottoir, qui sert de théâtre au drame. Mais la grosse pomme n’a rien chez lui du simple décor passif : elle serait plutôt l’environnement grouillant d’horreur et gangrené par mille fléaux sous l’influence duquel évoluent et sombrent personnages et fictions. Conscient des moindres fissures ou mauvaises herbes qui en émaillent le relief, Ferrara porte sa caméra sur la ville pour en illuminer les plus improbables détails et lui donner vie. Il nous précipite ainsi dans le chaos d’arrière-cours et de terrains vagues à la poursuite de son héroïne : fragile mais dangereuse engeance de la haine, de la violence et de la rétribution.
Thana, jeune couturière aphone, menait jusque-là cette vie sans histoires à laquelle l’ont toujours contrainte autant son handicap qu’une timidité aux dimensions maladives. En rentrant un soir du travail, déclinant l’invitation de ses collègues à les rejoindre pour un verre entre copines, elle est entraînée au fond d’une sordide ruelle par un homme affublé d’un masque de clown qui la violera au milieu des poubelles. Le temps de reprendre ses esprits et d’arriver chez elle, Thana surprendra un cambrioleur en pleine visite de son appartement. Sans état d’âme, ce visiteur inattendu abusera lui aussi d’elle. Poussée à bout, elle profitera que son assaillant s’abandonne quelques instants à l’incontrôlable extase de l’orgasme pour l’assommer d’un coup de presse-papier. Armée d’un fer à repasser, Thana achèvera l’intrus mais son œuvre, elle, ne fait que débuter.
Sous l’emprise du calibre .45 hérité de son second agresseur, Thana va subir, au cours des jours qui suivent la calamité, une fascinante métamorphose. Armée de son talisman, elle prendra lentement le pouvoir sur l’environnement qui jusqu’alors semblait la terrifier. Chaque homme recèle désormais pour la jeune femme l’ombre d’un violeur potentiel ; chaque angle mort la silhouette de l’homme au grinçant masque de clown. Se défendant simplement, en un premier temps, de tous ceux qui l’approchent, Thana sombre au fil des nuits dans un engrenage meurtrier pour devenir elle-même une prédatrice solitaire, arpentant les ruelles nocturnes de la ville à la recherche de cibles pour assouvir la soif violente qui la ronge. A mesure que ses victimes se diversifient, Thana éprouvera davantage de difficultés à faire la part entre les deux personnalités qui la tiraillent : celle qui continue tant bien que mal à se rendre chaque jour au travail et celle qui s’éveille à la tombée de la nuit en perpétuelle quête de vengeance. C’est alors que se profile une soirée de Halloween organisée par son employeur, un événement que Thana ne peut se permettre de rater mais qui menace de réunir les deux facettes de sa personnalité déchirée.
Étiqueté film d’autodéfense ou encore de rape and revenge, L’Ange de la vengeance ne se cantonne jamais aux frontières d’un simple genre. Bien que le film de Ferrara s’ouvre sous les auspices d’un cinéma d’exploitation des plus scabreux, notamment avec ce double viol que le mauvais sort fait s’abattre sur son protagoniste, il est évident que son propos relève d’une toute autre teneur. On est en effet confronté ici à une violence d’une nature étrangère à celle exhibée par des films ancrés dans une veine grindhouse comme La dernière maison sur la gauche (Wes Craven, 1972) ou Œil pour œil (Meir Zarchi, 1978). Alors que s’accomplit la métamorphose de Thana, la vengeance ne tient comme moteur narratif qu’à un niveau théorique. Chaque individu occis représente certes une possible incarnation de celui qui se cachait derrière le masque, et donc une chance de tourner enfin la page, mais ce qui intéresse Ferrara est surtout l’engrenage qui broie Thana à mesure qu’elle s’y enlise. Filmant l’enchaînement des meurtres avec une distanciation qui préfigure Elephant (Alan Clarke, 1989), le réalisateur nous montre jusqu’au final explosif de son récit à quel point cette jeune femme doit se faire violence pour s’exprimer et donc subsister dans la noirceur absolue du monde.
Nulle glorification de la violence donc, même au cours de cette fatidique nuit de Halloween filmée telle une relecture du final ensanglanté de Carrie, au bal du diable (Brian De Palma, 1976). Au milieu de cet univers sordide, seule Thana se trouvera esthétisée à mesure qu’elle se découvre elle-même, prenant conscience de sa beauté mais aussi d’une capacité jusqu’alors insoupçonnée de se faire violence. Ainsi passera-t-elle du statut de victime à celui de femme-fatale, illuminant la grisaille urbaine, avant d’éclore enfin en une incarnation quasi-divine d’une humanité bafouée. Bien plus qu’une simple victime d’agressions libidineuses, elle symbolise donc par son handicap l’ensemble des faibles et démunis auxquels Ferrara livre les armes de la révolte. Jusqu’à cet ultime cri strident qui résonne comme la clameur assourdissante d’une libération inespérée, le calvaire de Thana se veut universel. L’Ange de la vengeance narre donc au fond l’importance mais aussi la difficulté d’amasser suffisamment de courage pour exprimer sa colère et son indignation, de trouver cette voix qui permet d’appeler au secours avant qu’il ne soit trop tard.
Après l’interdiction au Royaume Uni de Driller Killer (1979), un premier long-métrage qui fut classé parmi les video nasties1, L’Ange de la vengeance installera définitivement Abel Ferrara au rang de figure majeure et singulière du cinéma indépendant américain. Ce diamant noir et corrosif sera aussi le film de la révélation pour Zoë Lund qui rayonne à chaque plan dans le rôle de Thana. L’actrice et le réalisateur collaboreront de nouveau à l’occasion de Bad Lieutenant, chef d’œuvre ténébreux sur lequel Lund participera à l’écriture du scénario. Ce n’est qu’alors que la vision cinématographique de Ferrara exprimera toute l’ampleur féroce de sa douloureuse tourmente. Mais de l’ambiance anxiogène et du pessimisme désespéré à l’emploi récurrent d’imagerie religieuse et d’une violence éprouvante, l’on en retrouve déjà en germe la majorité des éléments constitutifs. Malgré ses limites budgétaires, L’Ange de la vengeance procure une expérience viscérale et hallucinée grâce à ses irréfutables qualités de mise en scène, d’écriture et d’interprétation. Au cœur des ténèbres engendrées par cette civilisation qui perçoit la moindre différence comme une imperfection, la moindre faiblesse comme la meilleure raison d’abuser d’autrui, ragent alors les flammes de ce dernier espoir salvateur : s’émanciper à jamais de la parure de victime pour retrouver l’estime de soi et crier sa révolte à la face sourde et cruelle du monde.
1 Video nasties : une liste de 72 films compilée à partir de 1983 dont l’exploitation au format vidéo fut interdite au Royaume Uni