Les Diables
un film de Ken Russell (1971)

Les Diables

Au début du XVIIe siècle, alors que le cardinal de Richelieu vient d’obtenir du Roi la permission d’ériger en son propre nom une ville en Touraine, le prêtre Urbain Grandier va s’opposer aux tentatives de l’homme d’Etat de faire détruire les fortifications de l’influente ville de Loudun. Alors au faîte de sa puissance, à l’aide de son bras droit le baron de Laubardemont, Richelieu complote en vain depuis Paris pour étendre son pouvoir et éradiquer ce qu’il considère comme un dangereux nid d’huguenots situé à proximité de sa future cité. Il va cependant se heurter au refus de Louis XIII, ami du défunt gouverneur de Loudun à qui il avait promis de ne jamais porter atteinte à l’indépendance de sa ville. C’est alors que survînt l’affaire des démons de Loudun ; Richelieu instrumentalisa les diffamations portées par sœur Jeanne des Anges, mère supérieure d’un couvent d’Ursulines, à l’encontre de Grandier, prêtre progressiste et notoire homme à femmes. Sur le socle de ces fallacieuses accusations d’ensorcellement et de tractations avec le Diable, le cardinal et ses sbires mèneront une impitoyable et opportune chasse aux sorcières pour se débarrasser de leur gênant adversaire.

Les Diables (Ken Russell, 1971)Si les faits historiques de l’affaire restent ouverts à diverses interprétations – le cas d’une intoxication à l’ergot, un champignon poussant sur le seigle et aux effets comparables à ceux du LSD, a notamment été évoqué – Ken Russell adopte clairement pour son sulfureux film la vision explorée par le roman d’Aldous Huxley. Désirant porter à l’écran les impressions qu’il avait ressenties à la lecture des Diables de Loudun, le jeune réalisateur britannique va tirer profit de tous les moyens cinématographiques, des somptueux décors conçus par Derek Jarman à la faculté de sa caméra à s’immiscer dans le paysage psychique des personnages, pour placer la corruption des hautes sphères du pouvoir – sujet intemporel s’il en est – au centre d’une virulente et graphique ligne de mire. Récemment converti au catholicisme, malgré la nature hérétique des scènes clefs de son récit et une réputation d’enfant terrible qu’il doit à ses films précédents, Ken Russell signe aussi, et c’est un aspect fondamental que la réputation des Diables fait parfois oublier, une œuvre à la religiosité exacerbée sur la rédemption d’un homme.

Les Diables (Ken Russell, 1971)Si le film n’épouse pas de tout son long le point de vue d’Urbain Grandier – on évoquera en temps et en heure ces érotiques et blasphématoires hallucinations de sœur Jeanne qui, à l’aube des années 1970, ont tant fait couler d’encre – c’est néanmoins son parcours que l’on suivra du début à la fin du récit ; une trajectoire qui se fait à la fois chute et ascension. Le paradoxe ne rend la lecture de l’œuvre que plus ambigüe. Après un prologue où l’on aperçoit Richelieu assister, dégoûté par tant de décadence, à une mise en scène théâtrale de la naissance de Venus interprétée par Louis XIII lui-même, Russell nous plonge dans le chaos étouffant d’un Loudun en proie à la peste. A la tête d’un cortège en l’honneur des nombreuses victimes de l’épidémie, éloquente citation du Septième sceau de Bergman (1957), le prêtre fait l’objet de commérages libidineux aussi bien de la part de ses paroissiens que de bonnes-sœurs cloîtrées dans la frustrante austérité de leur couvent. Au demeurant très spirituel, le film ne manquera jamais l’occasion de railler, à l’image de son protagoniste, les dérives du pouvoir religieux et d’une piété d’apparat, qu’il s’agisse de ces femmes ayant prêté serment moins par vocation que par manque d’alternative, d’un exorciste que le fanatisme poussera à dénaturer la réalité ou du cardinal instrumentalisant la foi du peuple pour mieux procéder à un lavage de cerveau généralisé.

Les Diables (Ken Russell, 1971)Ces rumeurs qui circulent sur son dos, Grandier ne les doit cependant qu’à son propre comportement. Lorsque sa maîtresse, après un cours de latin enseigné au cours d’une voluptueuse étreinte, lui apprend qu’elle attend son enfant, Grandier la rejette, se moque d’elle et lui ordonne de porter modestement sa croix. Naviguant les boyaux gangrénés de sa paroisse, le prêtre se fait autant d’ennemis que de fervents admirateurs et finira par tomber amoureux d’une jeune femme, source à la fois de son salut et de sa perte. La légende de sa beauté physique, comme celle concernant son libertinage, est parvenue jusqu’aux oreilles des Ursulines dont la mère supérieure, sœur Jeanne, nourrit secrètement l’espoir de faire de lui le nouveau confesseur du couvent. Elle vise ainsi à l’attirer dans son antre pour matérialiser enfin leur accouplement mille fois fantasmé entre ses séances de masturbation frénétique et les violents sévices qu’elle s’administre en guise de punition. Apprenant le mariage du prêtre, se souvenant de ces visions hérétiques où elle consommait enfin au travers de son corps à lui l’amour voué au Seigneur, Jeanne accusera Grandier de l’avoir ensorcelée et violée, elle et ses sœurs, à l’aide de ses démoniaques complices. Alors que le prêtre accordera davantage d’importance à garantir la sécurité de sa ville qu’à laver son nom de l’affront, Richelieu et Laubardemont trouveront de puissants alliés parmi les dignitaires de Loudun pour tenter d’écraser définitivement cet homme à l’esprit trop libre. Décrédibilisant Grandier, ils retourneront le peuple contre celui-là même qui cherchait à défendre leurs intérêts. Devenu la cible des plus viles accusations, Grandier se repent de ses véritables erreurs mais refusera obstinément de compromettre son âme pour bénéficier de la merci de ses bourreaux.

Les Diables (Ken Russell, 1971)Si l’histoire est en elle-même suffisamment riche pour rendre le film intéressant, c’est surtout l’époustouflant  traitement cinématographique qu’y applique Ken Russell qui en fait une œuvre à la puissance rare, préfigurant notamment le Salo ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini (1975). Il y a d’abord ces inoubliables décors conçus par le talentueux artiste, Derek Jarman ; un jeune homme qui faisait alors ses premiers pas dans le cinéma et qui passera par la suite lui-même à la réalisation. Souhaitant se rapprocher de l’esprit du cinéma muet et notamment du séminal Intolérance de D.W. Griffith(1916), Jarman fit construire sa version de Loudun en taille réelle permettant aux spectateurs et à l’équipe de tournage une immersion totale dans le récit. Négligeant cependant l’authenticité des bâtiments à la faveur d’un design symboliste où la blancheur immaculée des murs évoque la pureté, ce Loudun fantasmé, avec ses proportions exagérées, reste impossible à rattacher à une époque particulière. Car si l’histoire est adaptée de faits historiques, ce qui intéresse de toute évidence Russell est leur indéniable résonance avec l’époque où Huxley rédigeait son livre et celle de la production du film. Si les extérieurs impressionnent, certains intérieurs n’en sont pas moins indélébiles comme cette vertigineuse église d’obsidienne où officie Grandier, les appartements tout en cercles du prêtre et le claustrophobe couvent d’Ursulines avec ses plafonds bas, son revêtement de salle de bains et ses nombreuses arches et voûtes qui obligent les sœurs à courber le dos pour mieux accompagner leur hérétique matrone bossue. Composée par Peter Maxwell Davies, la musique expérimentale du film – tout comme les historiques costumes modernisés – ne fait que renforcer la qualité intemporelle de l’ensemble.

Les Diables (Ken Russell, 1971)Alors que visuellement l’ensemble du film tranche avec tout ce que nous avons pu voir au cinéma, les scènes les plus marquantes, hormis le calvaire final de Grandier, restent sans doute les fantasmes de sœur Jeanne et le baroque exorcisme encore à ce jour amputé de ses détails les plus crus. Qu’il emploie un noir et blanc à la teinte métallique pour les visions où Jeanne se voit faisant l’amour au Christ réincarné en Grandier, lui léchant les plaies et l’enlaçant dans la boue, ou à l’inverse des couleurs saturées pour l’infernal rite, Russell détache ostentatoirement ces scènes impies du récit. Nous entrons ici, au contraire de l’histoire rédemptrice de l’homme pieux, dans l’univers de la théâtralité, du fanatisme et du mensonge. Au travers de scènes comme celle de l’exorciste invectivant de ses instructions un troupeau de nonnes menacées d’arbalètes prêtes à tirer, le spectateur aura le douteux privilège d’assister à la mise en scène de ce grand procès ; un coup publicitaire pour la politique de Richelieu en forme de Grande Purge stalinienne. Davantage que la simple démonstration de la culpabilité d’un homme, le but même du procès est de montrer au peuple qu’on cherche à subordonner qu’on peut le briser, lui faire avouer n’importe quel tort. Les fantasmes que Jeanne finit par confondre avec la réalité découlent eux-mêmes d’un rapport perverti à la religion et la foi où tout n’existe plus que sous la contrainte. Le pouvoir, nous dit Russell, s’emploie à construire une image apte à justifier ses décisions et ses agissements. Le peuple qui se laisse complaisamment endoctriner, choisissant l’obéissance ou détournant simplement son regard, se corrompt à son tour par une silencieuse complicité.

Les Diables (Ken Russell, 1971)Si Urbain Grandier ne fut élevé au statut d’un Luther ou d’un Calvin, on sent qu’à son apogée, rameutant les citoyens de Loudun contre un belliqueux pouvoir centralisé, il s’apprêtait pourtant à devenir leur égal ; un lucide et indépendant opposant du pouvoir désirant et capable de faire entendre sa voix et son discours. Motivé à la fois par des intérêts personnels et collectifs, le film de Ken Russell devient alors autant une quête de rédemption que l’histoire d’une prise de conscience morale et politique. Bien qu’insouciant des conventions de l’Eglise, frisant l’hérésie en conduisant son propre mariage sans témoins et en pleine nuit, Grandier est le seul personnage du film dont la religiosité demeure sincère. Il en est aussi l’unique théologien. Une fois cependant qu’il aura garanti le salut de son âme il ne lui restera que le regret d’avoir échoué à protéger les intérêts de ses concitoyens. Ses ultimes prières s’adresseront non pas à Dieu mais aux hommes et femmes de sa congrégation. Alors que du milieu de son bûcher enflammé il leur demande pardon, sa peau brûlant et la douleur atteignant son paroxysme, eux s’amusent à le railler ; le lavement de cerveau que leur auront administré Richelieu et ses sbires n’ayant d’égal que l’énéma subi par sœur Jeanne. Il ne reste plus le moindre doute que le peuple finira comme elle, jetée aux oubliettes par un pouvoir auquel sa vindicative démence n’offre plus la moindre utilité.

Les Diables (Ken Russell, 1971)Il serait impensable, enfin, d’évoquer l’œuvre de Ken Russell sans un dernier mot concernant la censure. Sorti en 1971, Les Diables connaitra une controverse similaire à deux autres films produits en Grande Bretagne la même année ; Orange mécanique de Stanley Kubrick et Les Chiens de paille de Sam Peckinpah. Financé par la Warner Brothers, le film subira de nombreuses mutilations imposées autant par le studio américain – qui le considérait impossible à commercialiser – que par la BBFC (le comité de censure audiovisuel britannique), marquant alors le contrecoup d’un certain laxisme et très soucieuse de ne pas choquer son public. Bien que n’ayant pu réintégrer le viol du Christ, que Russell considérait du fait de son montage en parallèle à la communion solitaire de Grandier comme le cœur de son film, l’édition publiée par la BFI en 2012 présente Les Diables dans son montage le plus complet, offrant aux spectateurs l’occasion de le découvrir dans des conditions presque idéales. Pendant de longues années, ça n’a malheureusement pas été le cas, et il faut saluer le travail accompli par le réalisateur Alex Cox et le critique Mark Kermode qui, parmi de nombreux autres, ont permis par leur dévouement à la présente incarnation du film d’exister. En attendant une sortie française et, on l’espère un jour, un montage intègre à la vision originale de Ken Russell, je ne peux que vous inciter à voir, ou revoir, ce flamboyant chef d’œuvre qu’est Les Diables ; l’un des films les plus radicaux et controversés jamais produits mais aussi l’un des plus beaux et des plus marquants.

Les Diables (Ken Russell, 1971)1« Rape in a public lavatory » ; cette consigne donnée par Ken Russell à Derek Jarman pour décrire les décors du film est tirée d’une phrase du roman de Huxley.

2Ken Russell à propos de son film, Les Diables.

Au sujet de la censure, notamment de l’absence au montage final du viol du christ, lire l’article de Mark Kermode publié dans Sight & Sound (numéro de décembre 2002).

Les Diables est disponible en DVD aux éditions de la British Film Institute

2 personnes ont commenté l'article

  1. Un must évidemment, je l’ai revu il y a quelques semaines de cela (grâce au très bon DVD de la BBFC), et le film a toujours une puissance inégalée et une férocité anticléricale qu’il serait presque impossible de financer aujourd’hui. Il me semble que, il y a de cela à peu près 2 ans, la fameuse scène du « viol du Christ » était sur YouTube, car je me rappelle alors avoir vu alors la scène de l’orgie dans la cathédrale avec cette fameuse en question… Ou alors j’ai rêvé…
    En attendant en tout cas, effectivement, une version complète du chef-d’oeuvre de Russell.

    1. Oui, la scène du viol du Christ a été retrouvée dans des archives quelque part en Angleterre. Russell pensait lui-même que la scène, comme de nombreuses coupes réquisitionnées par la Warner et la BBFC, avait été détruit et donc perdu à jamais. Alex Cox (Repo Man) avait présenté une version plus fidèle lors d’une carte blanche à la BFI il y a une dizaine années. D’autres scènes ont été retrouvées depuis et le viol est présent dans les compléments. Malheureusement la Warner refuse la commercialisation d’un montage l’incluant. Peut-être qu’en France ce sera différent. Enfin je l’espère. Ce serait bien que Carlotta l’édite, histoire de ressortir le film en salles comme ils ont tendance à le faire. En projection ça doit être vraiment impressionnant. Au passage, je te rajoute dans les liens.

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