Funeral Parade of Roses
un film de Toshio Matsumoto (1969
Publié par Marc Fairbrother le 13 octobre 2013 dans Autopsies
Fondé en 1961 autour d’un comité rassemblant certaines des plus importantes voix de la critique spécialisée, l’ATG1 allait se consacrer au cours des premières années de son existence à la distribution de films non-commerciaux au Japon. C’est ainsi que les spectateurs de l’archipel purent découvrir le cinéma occidental d’avant-garde, à l’image des films de Bergman, Cassavetes ou encore Paradjanov qui restaient jusque-là absents des réseaux d’exploitation appartenant en grande partie aux majors. A cette même époque, le cinéma connaissant d’immenses difficultés face à l’avènement de la télévision, de nombreux réalisateurs japonais peinaient à faire distribuer leurs propres films en salles. C’est encore l’ATG qui vint au secours de ces cinéastes poussés vers la production indépendante, assurant la distribution de certains films de la nouvelle vague japonaise, de ceux d’Hiroshi Teshigahara (Le Traquenard, 1962) à Kiju Yoshida (Eros + massacre, 1968) et Nagisa Oshima (Journal d’un voleur de Shinjuku, 1968). Profitant de sa renommée, l’ATG se tournerait vers la production dès la fin des années 1960 pour offrir l’occasion aux cinéastes les plus transgressifs de mettre en œuvre leurs projets ambitieux. Hormis Funeral Parade of Roses, l’on compte parmi les films coproduits par la société des œuvres aussi emblématiques de cette période que L’Evaporation de l’homme (Shohei Imamura, 1967), Jetons les livres et sortons dans les rues (Shuji Terayama, 1971) et L’Extase des anges (Koji Wakamatsu, 1972).
En 1969, année crépusculaire d’une décennie aussi mouvementée au Japon qu’elle a pu l’être en Europe et aux États-Unis, Toshio Matsumoto sortait donc son premier long métrage. Le cinéaste n’en était pas pour autant à son coup d’essai, ses premiers pas dans la réalisation remontant jusqu’à Ginrin : un court-métrage tourné dès 1955. Travaillant alors sur des films de commande au sein du collectif d’avant-garde Jikken-Kobo, Matsumoto est tiraillé entre la forme documentaire qui lui permet d’aborder des thèmes ancrés dans la réalité et une expérimentation visuelle plus à-même d’explorer différents états mentaux et l’intériorité des sentiments de ses sujets. Provoquant d’incessantes collisions entre la réalité et la fiction, Funeral Parade of Roses exacerbe cette dualité présente dans l’œuvre depuis les débuts de l’auteur pour aboutir à un reflet insaisissable de son époque foisonnante en désirs interdits et idées nouvelles.
Organisé autour d’un étonnant triangle amoureux, il paraît compliqué de résumer Funeral Parade of Roses à son simple récit. Bien qu’il se dessine tout au long du film de vagues aperçus d’une histoire, plus précisément celle d’une déclinaison homosexuelle du mythe d’Œdipe, celle-ci n’en constitue pas le véritable poumon. Suivant la relation entre Gonda, le propriétaire d’un cabaret gay au nom évocateur de Club Genet, et ses deux amants travestis Eddie et Leda, Matsumoto se détache des trajectoires de ses personnages pour explorer leur univers. Entre une narration réflexive héritée de Godard et de longues scènes éprises de fièvre expérimentale, nous suivons certes l’ascension puis la chute d’Eddie alors qu’il prend le pouvoir sur son entourage. Le film s’acheminant vers son dénouement en forme de révélations tragiques, nous découvrons cependant aussi dans ces ruelles moins empruntées de Shinjuku une facette méconnue de l’underground tokyoïte.
S’attachant à une description minutieuse de la scène homosexuelle, Funeral Parade of Roses se lit autant comme un document anthropologique qu’une chronique des années 1960 au Japon. Matsumoto prenant soin de replacer le phénomène dans son contexte, l’immersion dans les gay-bars et la vie quotidienne des travestis dévoile en filigrane l’émergence de multiples contre-cultures importées de l’occident, du psychédélisme britannique à la Factory new-yorkaise. Même l’affrontement idéologique entre les mouvements de gauche renaissant sous l’impulsion estudiantine et le nationalisme rampant au travers de la société manifeste sa lourde présence. Digressif à l’extrême, le film ne perd pourtant jamais de vue sa principale raison d’être et, tournant inlassablement autour de ce point focal, finit par évoquer une image toujours plus précise d’une communauté transgressive parmi tant d’autres. Prêts enfin à briser les règles et les tabous d’une société archaïque, ces volontés et besoins de transgression résonnent alors comme l’indéniable preuve d’une libération prochaine des mœurs du peuple japonais.
Afin de brouiller davantage encore la frontière ténue entre réalité et fiction, Matsumoto intègre à son film une intrigue secondaire concernant un tournage. Guevara, jeune réalisateur affublé d’une fausse barbe pour singer son idole révolutionnaire, joue autant le rôle d’alter-ego du réalisateur lui-même que celui d’autocritique de l’oisiveté d’une génération contestataire. Alternant passages scénarisés et performances improvisées en pleine rue, faisant se côtoyer acteurs professionnels et amateurs issus de la scène gaye, il devient rapidement impossible de distinguer les scènes tournées par son équipe de celles racontant leur périple. Ainsi, tout dans Funeral Parade of Roses revêt à la fois une valeur de témoignage et de métaphore, les entretiens avec une jeunesse homosexuelle symbolisant autant l’ébullition libertaire que les orgies au montage stroboscopique ; les bas-fonds stylisés empruntant le réalisme des images de manifestations politiques.
Sans nous livrer les clefs de son œuvre, Toshio Matsumoto nous encourage néanmoins à toujours questionner la véracité de ce qui nous est montré. Si une simple photographie défigurée dissimule dans ses stigmates l’ampleur de la tragédie d’Eddie, l’on ne sait plus à la fin du récit à quel des multiples niveaux de la fiction s’est accompli son crime. Citant de façon explicite le grand manipulateur que fut Alfred Hitchcock, le réalisateur nous égare dans sa narration labyrinthique pour aboutir à des conclusions d’une toute autre nature. L’enjeu de Funeral Parade of Roses n’est ni le divertissement ni le suspense, mais plutôt de creuser la faculté de l’image cinématographique à représenter concepts et sensations. Ainsi, là où le réalisateur de Psychose titillait nos émotions, Matsumoto joue d’une manière proche avec notre intellect pour provoquer une vertigineuse perte de repères et une stimulation sensorielle intense. Souvenirs et fantasmes se confondent à l’écran comme dans l’esprit des protagonistes et remettent en cause les traumatismes liés à l’oppression. La légitimité de la paranoïa et de la violence qui battent au cœur de toute contestation ou révolution s’en trouve ainsi interrogée, non pas tant par les personnages et leurs parcours mais par l’ensemble des regards qui s’y posent.
Dans l’œil de ce cyclone visuel brille Peter2, l’acteur novice incarnant un travesti aux indéniables allures de la muse warholienne Edie Sedgwick. La grâce de sa présence magnétise à ce point le regard du spectateur que le film en devient libre de se déployer sous toutes ses formes, d’exister simplement pour ce qu’il est. Les scènes comiques, érotiques, dramatiques et expérimentales pouvant dès lors s’enchevêtrer pour se répondre ou se contester, Funeral Parade of Roses projette une séquence d’images aux innombrables ramifications, chaque réminiscence donnant naissance à une autre lecture ; autrement-dit au film que le spectateur, incapable de rester passif devant un tel bombardement cinématographique, en extrait et recompose selon ses propres référents et perception.
1ATG : Art Theater Guild, ou Nihon Ato Shiata Girudo
2Peter (ou Pita) poursuivra sa carrière au cinéma, incarnant notamment le rôle de Kyoami, le fou, dans Ran (Akira Kurosawa, 1985)