Cinéma | Autopsies

Le Goût du saké (Sanma no aji)
un film de Yasujirô Ozu (1962)

Le Goût du saké - Yasujirô OzuAu cours d’une carrière longue de quelques cinquante-quatre films réalisés en trente-cinq années, Yasujirô Ozu se sera appliqué à raconter méthodiquement le Japon tel qu’il le vivait. Formé à la Shochiku, les studios nippons étant notoires pour exercer un contrôle absolu sur le style et les sujets abordés par leurs réalisateurs, il est naturel que l’immense cinéaste se soit tourné vers le genre maison, soit le gendaigeki1. Mais qu’il se soit si rarement éloigné du strict cadre du drame familial, alors que sa notoriété grandissante lui permettait exceptionnellement d’imposer ses propres choix artistiques à ses producteurs, relèverait presque de l’obsession. L’observation minutieuse est au cœur du cinéma d’Ozu, un cinéma fait de répétitions – entre et au sein des films – racontant toujours les histoires en creux par les plus infimes détails du quotidien plutôt que par l’action elle-même. En cela, l’œuvre de Yasujirô Ozu est unique et Le Goût du saké, qui comme on le verra ne déroge aucunement à cette approche du cinéma, en représente la quintessence.

Il était un père

Veuf et père de famille, le vieillissant Shuhei Hirayama est empressé par ses amis Horie et Kawai de trouver un époux à son unique fille. Alors que son frère aîné Koichi a quitté le foyer pour habiter avec sa femme, Michiko vit seule avec son père et Kazuo, le benjamin de la famille. Si elle semble jouer docilement son rôle de femme au foyer, la jeune femme est toutefois consciente que les deux hommes se débrouilleraient difficilement en son absence. Interrogée par son père, elle rejettera elle-même l’idée du mariage en un premier temps. Au fil des rencontres, avec un ancien professeur ou un soldat qu’il avait sous ses ordres pendant la guerre, Shuhei comprendra les véritables sentiments de sa fille tiraillée entre ses envies et le sens du devoir. Il s’apercevra alors que sa réticence à la laisser partir n’est qu’une forme d’égoïsme parmi d’autres et se résignera enfin à lui trouver un compagnon idéal.

Le Goût du saké - Yasujirô OzuRacontée de manière lapidaire, le récit du Goût du saké paraît certes à la fois simple et vieillotte. Toute la force du cinéma d’Ozu est cependant de faire de ces bêtes histoires de famille et de mariages arrangés de profondes réflexions à la fois sur l’évolution de la société japonaise et, de façon plus universelle, sur le triste sort des individus qui la composent. Sur ce second point, depuis Il était un père (1942), Printemps tardif (1949) ou Le Voyage à Tokyo (1953), le regard du cinéaste ne semble guère avoir évolué : l’Homme est condamné à se séparer des êtres qui lui sont les plus chers et à affronter dans la solitude l’inexorable écoulement du temps. Quant à l’environnement dans lequel se rejoue sans cesse ce terrible drame, il subit autant de transformations qu’il demeure complètement immuable. Ainsi le linge sèche toujours au vent mais a déserté les jardins en faveur des balcons, le cheminées des déchetteries de Tokyo exhalent encore leur dense fumée mais s’érigent maintenant au milieu des immeubles de bureaux, le saké s’accompagne de scotchs et de bourbons importés et le swing du golfeur, les stades de baseball, ont à jamais remplacé les traditionnelles révérences et autres onsens2.

Le Goût du saké - Yasujirô OzuOzu porte certes sur le monde et sur le destin de ses personnages un regard où se côtoient fatalisme et nostalgie, sa vision n’est pas pour autant dénuée d’une profonde tendresse. Signe des temps qui changent, ce sont les personnages féminins qui font la plus forte impression dans Le Goût du saké. La femme chez Ozu n’a jamais été faible ni stéréotypée, son écriture est trop nuancée pour que cela n’advienne de ses personnages, mais ici elle ne se contente plus de jeter un coup d’œil réprobateur sur le comportement de son mari, elle est devenue décisionnaire aussi bien en ce qui concerne son destin qu’en matière d’économie. Michiko et sa belle-sœur Akiko, interprétées respectivement par les brillantes Shima Iwashita et Mariko Okada, imposent tout au long du film leur loi aux hommes qui les entourent, les grondant pour leurs bêtises de grands enfants et ne cédant à leurs caprices que par un amour amusé et quasi maternel. Picolant à la moindre occasion, rentrant toujours ivres, les hommes, qu’ils soient pères, maris ou frères, sont quant à eux montrés comme de véritables bons-à-rien. Le thème récurrent chez Ozu des rapports intergénérationnels se voit donc superposer, dans Le Goût du saké, celui du rapport de force entre les sexes et le malicieux cinéaste nous conte, avec un humour qui alterne le subtil et le potache, la prise de pouvoir des femmes à l’insu des hommes dans ce Japon en pleine modernisation.

Le temps comme seul maître

Au risque de me répéter, le cinéma de Yasujirô Ozu est un cinéma des interstices. Ce qui intéresse le cinéaste n’est pas tant l’action en elle-même, soit dans Le Goût du saké le mariage de Michiko que l’on ne nous montrera pas davantage à l’écran que le visage de son fiancé, mais bel et bien leurs conséquences sur la vie quotidienne.  C’est uniquement ainsi que la place centrale accordée à la répétition dans son œuvre peut prendre tout son sens. Certes les gestes et les scènes se répètent avec une précision toute mécanique pour évoquer consciemment un sentiment de redondance, au fur et à mesure que le récit avance ils changent imperceptiblement pour se doter au final de nouvelles significations. L’ultime image de Shuhei rentrant une fois de plus ivre lorsque Michiko, mariée, a définitivement quitté le nid familial ne nous renvoie plus à celle du père bienveillant et heureux de retrouver les siens mais bien à celle d’un homme triste d’avoir fait ses adieux. Découlant du contexte dans lequel ces gestes et scènes se produisent, ces sens nouveaux relèvent sans exception du passage du temps. La vie n’est qu’une longue répétition, pourtant elle évolue sans cesse et l’Homme doit donc affronter la routine tout en se préparant à l’inconnu et au renouveau. Ce paradoxe d’une transformation imperceptible et pourtant évidente, impossible à saisir sur le moment mais flagrante l’instant d’après, est au cœur de tous les films d’Ozu. Le temps passe sans que l’Homme ne s’en rende compte ou, plutôt, lorsqu’il s’en rend compte il est déjà trop tard.

Le Goût du saké - Yasujirô OzuPour traduire cette vision du monde en une narration visuelle, il fallait au réalisateur adopter une esthétique toute aussi implacable. On a énormément fait cas de la caméra au ras du sol et de la légère contre-plongée distinctives du cinéma d’Ozu mais ce qui importe, ici encore, est la répétition ; c’est-à-dire non pas la position de la caméra en elle-même mais que ce soit toujours cette position et que celle-ci soit toujours juste. Il n’y a aucune place chez Ozu pour l’empathie ou l’identification. Cela ne veut pas dire que l’émotion est absente de son univers, mais que le spectateur doit rester un simple observateur et donc conserver son point de vue. Pour nous garder à distance et éviter toute manipulation de notre foutu sentimentalisme, Ozu a donc choisi de systématiser sa mise en scène pour arriver à un regard des plus anonymes qui influence le moins possible notre lecture des images. Nous ne sommes pas en l’absence d’un style, mais bien au contraire en son omniprésence. De même, Ozu n’était pas dupe quant à une hypothétique objectivité de l’image cinématographique et restait parfaitement conscient de sa subjectivité en tant qu’artiste, mais pour nous dévoiler le monde tel que lui-même le percevait, ordonné simplement par l’écoulement du temps, il se devait d’anéantir toute autre influence extérieure au récit. Alors que dans ses films précédents Ozu se permettait encore de rares entorses à la logique de sa mise en scène, chaque plan du Goût du saké y obéit et, sans que ce dévouement total ne nuise à l’impact émotionnel du film, n’emploie comme seul moyen d’expression narratif que la longueur du plan, le rythme du montage.

Le Goût du saké - Yasujirô OzuOzu s’est souvent comparé à un fabricant de tofu, expliquant que, tout comme l’artisan, un artiste ne peut être à l’origine d’œuvres radicalement différentes mais que celles-ci ne seront jamais identiques pour autant3. Au cours de sa longue carrière, il est néanmoins indéniable que le cinéma d’Ozu a évolué et on pourrait le scinder en trois parties. Premièrement les films de jeunesse ou d’avant-guerre, c’est-à-dire les films muets et les premiers films parlants qui se concluent sur Il était un père, premier chef d’œuvre tourné en plein conflit mondial*. Ensuite les films de l’après-guerre qui incluent notamment son film le plus connu et apprécié, Le Voyage à Tokyo. Enfin viennent les films en couleur, innovation qu’il fût l’un des premiers réalisateurs japonais à s’approprier. Entouré de fidèles collaborateurs dont on ne citera que le scénariste Kôgo Noda, le chef opérateur Yûharu Atsuta et l’acteur Chishû Ryû – tous au générique de son dernier film – Ozu a su mettre en place, expérimenter et perfectionner au fil des années et des films son esthétique si précise et particulière. Il en livre avec Le Goût du saké l’expression la plus pure, une œuvre qui tend vers l’abstraction stylistique au point d’en devenir insondable mais dont l’absolue sincérité et la générosité émotionnelle nous accrochent pour mieux nous bouleverser, nous emportant au travers des rires et des larmes pour nous renvoyer, tels les regards nostalgiques des acteurs rivés sur l’objectif ou ce miroir reflétant un foyer vide, toute la détresse de notre irrémédiable condition de simples mortels égarés dans les affres impitoyables du temps.

* Si la guerre est un séparateur historique évident, il est intéressant de noter qu’Ozu, qui fût mobilisé sans jamais se compromettre en tournant des films de propagande comme nombre de ses compères, ne l’évoqua que très rarement dans ses films et qu’il en donne ici son opinion la plus franche et dépitée au cours de deux scènes hautement satiriques et rythmées par l’hymne de la marine impériale.

1Gendaigeki (ou gendai-mono) : Films sur la vie contemporaine

2Onsen : bain thermal japonais

3Ozu ou l’anti-cinéma, Kiju Yoshida (Institut Lumière/Actes Sud/Arte éditions, 2004)

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  1. Ce qui m’a le plus interpelée, ce sont les femmes justement. Certes, il y a ces femmes qui prennent les décisions dans le couple, poussant un mari dépensier à faire attention par exemple. Mais il y a surtout le destin de la fille, que j’ai trouvé douloureux.

    Quand on voit des femmes dans ce film, elles sont là pour faire le service. La seule qui n’est pas dans le cas, c’est la jeune épouse de l’ami du père, mais on comprend que sa servitude est toute sexuelle (a-t-elle choisi son mari? C’est bien possible, puis il n’est pas désagréable à regarder, mais pourquoi s’est-elle retrouvée avec un homme qui a le double de son âge?). Autrement, la femme ne semble avoir d’existence que face à l’homme qu’elle accueille, qu’elle soigne et qu’elle essaie de contrôler, certes, mais à peine. Devenir une épouse n’est que changer de servitude donc. C’est ce que j’ai ressenti en voyant ce film, je ne sais pas si c’est ce qu’Ozu a voulu exprimer.

    Mais là n’est pas mon point. Je voulais parler de la fille donc. Elle fait semblant de ne pas vouloir se marier parce que son père et son frère ont clairement besoin d’elle (pas parce qu’ils ne peuvent vivre sans elle, mais parce qu’ils ont décidé de se reposer sur ce qu’elle fait, en ayant presque oublié comment se débrouiller seuls, d’ailleurs la fille exprime son ras-le-bol à un instant en demandant à son frère de bien vouloir aller chercher son pantalon -je crois- seul vu qu’apparemment il sait où il est rangé). On comprendra plus tard que, pourtant, elle est amoureuse. Et que ça date d’un bout de temps vu qu’elle a dû ressentir un trouble pour le jeune homme de son choix avant qu’il n’entreprenne de séduire une autre jeune femme, faute d’espoir. Si elle est d’accord pour parler de mariage, c’est dans l’espoir que ce jeune homme deviendra ce mari. Mais voilà, quand elle pense être sur le point d’enfin obtenir ce qu’elle veut après tout ce temps, elle apprend dans la foulée que, non, ce n’est pas pour la marier à l’homme qu’elle aime qu’on lui propose le mariage (et donc une simple forme de servitude si l’on ne rajoute pas un sentiment amoureux à la chose) mais à un inconnu. Mon cœur s’est déchiré à ce moment-là et le mariage esquissé m’a semblé être une sorte de sentence à laquelle qu’elle doit accepter en faisant semblant de se réjouir maintenant qu’elle a admis vouloir se marier. Mais elle quitte un foyer dans lequel, au moins, elle était presque libre de s’exprimer pour un autre dont elle ne connait même pas encore les règles.

    C’est atroce, et de se dire que ça a été le destin de tant de femmes en plus (je dis de femmes parce que les hommes avaient plus le loisir de sortir et d’échapper à un couple qui ne fonctionnait peut-être pas). Mais je n’arrive pas à comprendre si c’est cela que le réalisateur voulait dire ou s’il se préoccupait juste de la solitude de cet homme dans un monde qui change.

    1. Ce sentiment de déchirement entre un père et une fille, Ozu n’a jamais cessé de le retravailler tout au long de son œuvre. C’est assez drôle de comparer ça au traitement qu’il réserve à la relation père/fils dans Il était un père, qui est beaucoup moins tendre.

      Quand je dis qu’Ozu se préoccupe essentiellement de la solitude des Hommes face à l’écoulement du temps, je l’entends de manière universelle. Qu’il s’agisse de la fille, de la femme ou du père, chacun est irrémédiablement confiné à sa place dans la société, à ses devoirs. Et face à cela, chacun souffre au final de la même façon. Il ne faut pas oublier que les personnages féminins d’Ozu jouent le rôle qui était le leur à cette époque, mais je trouve qu’il les dépeint souvent avec plus de tendresse que ses personnages masculins. Elles sont plus fines et drôles, plus vivantes. Il y a d’ailleurs une scène très émouvante entre une mère et sa belle-fille dans Le Voyage à Tokyo, mais on en parlera quand tu l’auras vu.

      L’évolution de la famille japonaise a aussi été l’un des grands thèmes du réalisateur et, bien que l’on ressente chez lui cette crainte de l’éclatement de la cellule familiale, je pense qu’il voyait plutôt d’un bon œil l’émancipation progressive des femmes. Le mariage (et de manière plus générale le cérémonial) intervient souvent dans les films d’Ozu. Il est symbole de déchirement, d’abandon, de la fin d’un cycle. Certes, le père a besoin de la fille pour l’aider dans les tâches quotidiennes, mais aussi parce qu’elle est à peu près tout ce qui lui restait de vivant à la maison. Son départ est pour lui un rappel de la mort qui lui a déjà tant pris et qui lui prendra encore. Mais je crois qu’il ne faut pas trop lire de critique sociale dans le cinéma d’Ozu, bien qu’elle soit présente. Il nous parle surtout de nous et de notre condition, et il le fait de manière extrêmement subtile et émouvante.

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