Cinéma | Autopsies
Le Voyage à Tokyo (Tôkyô monogatari)
un film de Yasujirô Ozu (1953)
D’apparence limpide, d’aucuns diront naïf, les films de Yasujirô Ozu se révèlent après-coup d’une surprenante complexité, le style systématisé qui en soutient la narration proposant aux spectateurs un ensemble d’images et de signes qui se refuse obstinément à tout déchiffrage. Avec Le Voyage à Tokyo, Ozu réalise en 1953 le film qui pourrait servir de manifeste à l’ensemble de son œuvre. Cette histoire, simple et humaine comme toutes celles qui composent sa magistrale filmographie, d’un couple de vieillards qui quittent la campagne pour visiter leurs enfants installés à la lointaine capitale est en effet l’occasion pour le cinéaste d’organiser tous les éléments distinctifs de son style autour d’une réflexion sur l’évolution d’un Japon en pleine modernisation. S’il avait réalisé de très beaux films avant celui-ci, notamment Il était un père (1942) et Printemps tardif (1949), Le Voyage à Tokyo est sans doute son premier chef d’œuvre incontesté et, au même titre que Le Goût du saké (1962), l’une des pièces essentielles de son incontournable filmographie.
Derrière le voile de la simplicité
Habitant Onomichi, ville provinciale située à quelques six cents kilomètres de Tokyo, un couple de vieillards se prépare à un long voyage jusqu’à la capitale, délaissant leur plus jeune enfant pour rendre visite à leurs fils et fille aînés. Arrivés chez Koichi, devenu médecin de quartier, Shukishi et Tomi Hirayama sentent rapidement que leur présence est gênante pour ce fils qu’ils n’avaient plus revu depuis une dizaine d’années. Leurs petits-enfants, gâtés qu’ils sont, refusent de jouer avec eux et Koichi est trop sollicité par ses patients pour s’occuper de ses propres père et mère. La relation filiale étant centrale dans la tradition japonaise, son attitude est déjà le signe des temps qui changent. Chez leur fille Shige, dont le foyer sert aussi de salon de beauté, ils ne se trouveront pas davantage à leur aise et c’est au final leur bru Noriko, dont le mari est mort au front huit années auparavant, qui leur offrira le plus chaleureux des accueils.
Prenant sur son temps personnel, négociant avec son employeur un jour de congé malgré le travail qui s’accumule, Noriko fera visiter Tokyo à ses beaux-parents et les invitera à dîner dans son modeste appartement. Ce sera l’occasion de réminiscences nostalgiques au sujet du regretté disparu. Le lendemain, Koichi et Shige envoient leurs parents à une station thermale dernier cri, espérant ainsi leur procurer d’agréables vacances tout en réalisant eux-mêmes des économies et se libérant au passage de ce si précieux temps. Mais Atami s’avérera être un lieu plus bruyant que prévu, occupé essentiellement par de jeunes noceurs. Shukishi et Tomi, ressentant déjà le mal-du-pays, décident donc de rentrer à Tokyo pour ensuite rejoindre Kyoko, leur cadette, restée à Onomichi. De retour au pays, l’état de santé de Tomi se dégrade cependant et tous les enfants du couple se rendront au chevet de leur mère agonisante.
Comme souvent chez Ozu, l’on se situe avec Le Voyage à Tokyo en plein drame familial. L’éternel sujet du réalisateur, l’évolution de la famille japonaise et sa lente dissolution du fait d’évolutions sociétales, est décliné sur un mode proche de nombreux films qu’il avait tourné depuis le début de sa carrière. Il parvient néanmoins, et peut-être pour la première fois, à évoquer ici l’intégralité des thèmes qui lui étaient chers. Nous assistons donc, au travers du voyage de ce couple de vieillards, non seulement à la rupture entre deux générations et au choc entre tradition et modernité, mais surtout à l’inexorable passage du temps qui finit toujours par abandonner l’Homme face à une solitude totale. Il existe, derrière la paisible façade de ses films, une réelle cruauté dans le cinéma d’Ozu, un regard dénué de tout idéalisme et qui se reflète dans celui, désenchanté, que les parents posent sur le sort de leur progéniture, des enfants qui se seront montrés incapables de concrétiser l’espoir placé en eux. Loin du film tokyoïte auquel l’on pouvait s’attendre, le réalisateur, qui aura souvent filmé cette ville, ses fumantes cheminées d’usine et son linge qui sèche au vent, se borne à décrire ce malaise entre proches devenus étrangers au gré du temps.
L’anonymat du regard
Composé presque uniquement de plans fixes avec cette fameuse caméra « au ras du sol », la très légère contre-plongée et une composition du cadre d’une précision inimitable, Le Voyage à Tokyo exhibe le style d’Ozu porté jusqu’à son paroxysme. Lorsqu’il se permet une rare exception à la règle, par un travelling ou une position de caméra inhabituelle – comme ce plan magnifique au bord du lac d’Atami – l’effet ne s’en trouve que renforcé, la rupture provoquant une attention décuplée de la part du spectateur qui s’investit plus que jamais dans l’histoire. Obéissant à l’infernale logique de sa mise en scène, le réalisateur parvient ainsi à impliquer le spectateur dans le récit d’une manière tout à fait unique. Au plus près des personnages, la caméra nous invitant littéralement à prendre place sur les tatamis au milieu des parois shoji, nous sentons leur souffle mais leur restons irrémédiablement distants, la narration s’interdisant tout effet d’identification manipulateur ; toute forme d’empathie stimulée par l’artifice.
Chez Ozu, nous sommes toujours ainsi : au plus près de l’action mais posant un regard lointain sur l’image devant nos yeux. Cette distance est une forme de pudeur, la retenue narrative permettant à Ozu de nous conter la vie dans ses détails les plus intimes et à se montrer, tout en évitant sensiblerie et sensationnalisme, parfois capable d’une extrême brutalité à l’égard des sentiments du spectateur. Le cinéma d’Ozu est un cinéma des interstices, de ces faits et gestes anodins qui se répètent instinctivement, de façon quasi-mécanique à force d’habitudes, mais dont les infimes décalages en disent bien plus long qu’une trop lourde et évidente dramatisation du récit. En se bornant à la plus stricte obéissance des règles stylistiques qu’il se sera lui-même imposé, Ozu refuse de diriger notre regard – plus précisément notre lecture des images – nous laissant y chercher un sens ou une émotion et nous impliquant, par l’anonymat même de sa narration, le plus étroitement dans la vie de ses personnages.
On aura souvent taxé Ozu de formalisme excessif, que ce soit au Japon ou en Occident, mais Le Voyage à Tokyo est la parfaite démonstration que le minutieux soin apporté à l’esthétique de son œuvre est justement ce qui élève la plus simple des histoires au rang de la parabole révélatrice, c’est à dire l’outil qui permet au cinéma de transcender son statut de simple divertissement. Sa direction d’acteurs rigide attira de violentes critiques, mais rarement aura-t-on été aussi ému que par le subtil désenchantement de Chishû Ryû dans son rôle de père vieillissant ou l’infinie grâce de Setsuko Hara dans celui de la bru devenue veuve. Malgré cette mélancolie ambiante, il y aura de grands moments de vitalité aussi, comme la joyeuse beuverie entre amis qui s’étaient longtemps perdus de vue, et d’intense chaleur humaine, notamment lorsque Noriko hébergera sa belle-mère le temps d’une nuit hantée par la figure de l’absence que constitue ce mari/fils disparu. Mais chaque instant de bonheur nous fait oublier une triste réalité et, si la dérive des deux générations souligne à quel point les Hommes appartiennent à leurs époques respectives, l’éveil des regrets et fantômes refoulés que provoque Le Voyage à Tokyo des Hirayama affirme que nos vies, elles, appartiennent à jamais au temps.