Le Syndicat du crime
un film de John Woo (1986)
Publié par Marc Fairbrother le 16 avril 2014 dans Autopsies
A Better Tomorrow, ou de meilleurs lendemains. Un titre qui évoque l’avenir, mais qui ne laisse en bouche qu’un arrière-goût de caustique nostalgie, qui s’affiche à l’écran de toute la splendeur d’un massif lettrage rouge alors que les synthés criards noient l’ensemble sous une nappe sonore au mauvais goût survolté. Welcome to the eighties, welcome to Hong Kong. Un Hong Kong dont les gratte-ciels s’élèvent en arrière-plan pour obscurcir partout l’horizon et condamner la moindre ligne de fuite, où les gangsters s’allument des clopes sur les flammes des faux billets qui les enrichissent, où les durs-à-cuire ne retirent jamais du nez leurs Ray-Ban, sans doute contrefaits eux aussi. Un Hong Kong sans perspectives ni profondeur où, on l’aura compris, tout se joue dans les apparences, chacun profitant de l’incertitude ambiante et de libertés aussi éphémères qu’illusoires. Sauf que dans cet Hong Kong se préparant déjà, au mitan des années 1980, au bouleversement annoncé de la rétrocession à la Chine, les apparences s’avèrent souvent trompeuses.
On est en 1986 et un vent de changement souffle sur ce territoire qui restera encore britannique pour une décennie d’effervescence ; un souffle qui n’épargnera pas davantage l’économie que les arts. Premier volet d’une trilogie à la qualité fluctuante1, Le Syndicat du crime se fera l’emblème du renouveau, imposant John Woo, à la réalisation, et Tsui Hark, qui enfile pour la première fois son costume de producteur, comme chefs de file de la nouvelle vague du cinéma hongkongais. C’est au Heroic Bloodshed, genre typique de la production locale et initié à peine quelques années plus tôt par Johnny Mak (Long Arm of the Law, 1984), que le duo va s’attaquer pour signaler ses intentions. Encore loin des carnages démesurés de The Killer (1989) ou À toute épreuve (1992), ces sommets du genre que signera Woo peu avant son départ pour Hollywood, Le Syndicat du crime reste à ce jour, par ses qualités d’écriture et de mise en scène, l’une des pièces essentielles de la filmographie de ce maître incontesté du cinéma d’action.
Centré sur la relation entre deux frères, le récit épousera en grande partie la trajectoire de Ho, un ponte de la triade qui souhaite se retirer des affaires pour ne pas empiéter sur le territoire de son cadet, jeune chien fou ayant choisi la voie de l’école des inspecteurs. Envoyé à Taïwan pour conclure un marché, une mission qu’il accepte comme s’agissant de sa dernière, Ho sera trahi par sa hiérarchie, n’échappant au traquenard tendu par ses anciens camarades qu’en se laissant conduire derrière les barreaux. Ayant purgé sa peine, il espère retrouver à sa sortie de prison une place légitime dans la société mais va se frotter aux difficultés de la réinsertion, ce lot commun de tout ex-taulard. Sur les trousses des anciens associés de Ho, méfiant à l’égard du passé criminel de son grand frère, Kit rejettera toute tentative de réconciliation. Humilié, confronté à la déchéance de Marc, l’ancien compagnon d’armes devenu boiteux depuis leurs adieux, Ho va replonger pour préparer sa vengeance et faire régner la seule justice qu’il connaît.
Derrière le classicisme de ce scénario construit sur des destins croisés se trame une approche inédite du genre qui en révolutionne autant la mise en scène que la dramaturgie. Marqué par le renouveau hollywoodien des années 1970, notamment l’influence de cinéastes comme Arthur Penn, William Friedkin ou Sam Peckinpah dont John Woo reprendra tout au long de sa filmographie les thèmes fétiches de la loyauté et de l’amitié virile, le réalisateur incorpore au polar des éléments empruntés aussi bien au mélodrame qu’au cinéma d’action. Il en résulte un film au dynamisme effarant où l’étonnante complexité psychologique des personnages, la nature explosive de leurs relations et de leurs sentiments à fleur de peau, se voient sans cesse exacerbées par les images somptueuses qui en composent le récit.
On reconnaît souvent au cinéma HK d’avoir fait évoluer la manière de filmer les scènes d’action, mais les prouesses visuelles de la nouvelle vague hongkongaise – comme en attestent les fulgurances stylistiques du Syndicat du crime – ne sauraient se limiter à ce seul aspect. Reprenant à son compte le ralenti, que Peckinpah employait en son temps à la perfection pour déconstruire la temporalité des scènes d’extrême violence, John Woo réalise certes une œuvre au rythme effréné mais sculpte en parallèle les images suggestives des démons qui rongent chacun de ses protagonistes. Illuminées par les couleurs surnaturelles des néons, nappées des denses fumées d’outre-tombe, ces plans volés de la nuit citadine nous plongent dans les tourments vécus par ces héros brisés ; ces individus déjà morts alors qu’ils viennent à peine de voir le jour.
Porté par un trio d’acteurs brillants, le vétéran de la Shaw Brothers Ti Lung passant le relais aux jeunes premiers de la nouvelle vague que deviendront Leslie Cheung et Chow Yun-fat, Le Syndicat du crime amorce un cycle dans l’histoire du cinéma d’action et surtout de ses personnages. En retrait par rapport aux deux frères ennemis, le personnage de Mark domine pourtant l’ensemble du récit. Prenant les devants à l’occasion d’une mission d’assassinat, une fusillade démente orchestrée avec maestria dans un décor exigu et exploité à la perfection, sa révélation signe autant l’acte de naissance du cinéma de John Woo qu’elle condamne le personnage à une brutale déchéance. Détruit, rendu impuissant par cette blessure infligée à sa jambe, il va catalyser les émotions contradictoires de Ho et de Kit pour devenir le cœur du récit. Non seulement la performance de Chow Yun-fat rend-elle le personnage crédible, l’acteur nous bouleverse par la sidérante hargne avec laquelle il défie le sort, récusant avec ferveur la pitié dont il ne désire aucunement devenir la cible.
Car Le Syndicat du crime raconte avant tout le désir de ses protagonistes de se construire un monde meilleur, de lutter envers et contre tout pour conserver le droit d’espérer en de meilleurs lendemains. À la manière de La Horde sauvage, film que John Woo ne cessera de ressasser au long de sa carrière, le carnage final donnera voix à leur infatigable rage. Mais leurs hurlements, les cris de douleur de leurs ennemis et le son retentissant des explosions ne serviront qu’à étouffer encore quelques instants le funeste silence qui les attend. Alors que les braises d’une ultime victoire amère se ternissent, c’est bien l’espoir qui agonise, nos héros rejoignant l’inévitable sente tragique pour contempler l’avenir d’un regard défait. Ainsi, des cimes d’une action exaltée, John Woo nous plonge au fond chaotique d’une destruction qui n’épargnera pas le moindre retranchement spirituel de ces hommes ayant combattu pour défendre leurs idéaux. En ce faisant, il propulse le film criminel vers des horizons d’une beauté ravageuse, caressant une profondeur d’âme et faisant preuve d’une générosité émotionnelle que le genre ne nous aura que rarement offert depuis.
1L’on s’épargnera le troisième opus médiocre, réalisé par Tsui Hark en 1989, mais Le Syndicat du crime 2 (John Woo, 1987) et son dantesque final, monument d’Heroic Bloodshed et l’une des plus belles fusillades de l’histoire du cinéma, mérite amplement le détour.
Ah… Je ne me souviens pas qu’on soit arrivé à une telle conclusion au sujet de ce film quand on l’a vu ensemble (VHS, loué au Vidéo Future, pendant les vacances d’hiver mais je ne sais plus quelle année?). Merci pour une belle critique et des souvenirs égarés mais pas perdus.
Je dirais qu’on était en 1ère. 2002, du coup? Ça ne nous rajeunit pas… J’avoue que celui-ci m’avait fait moins forte impression à l’époque que d’autres John Woo ou qu’un Massacre à la tronçonneuse qui se prêtait parfaitement à être visionné sur une VHS à la qualité exécrable. Mais je l’ai redécouvert il y a quelques années et à chaque fois que je le revois il me surprend par sa qualité d’écriture, le jeu des acteurs et la beauté des images. Il mérite d’être redécouvert. Quelques soirées films lors de ton prochain passage?
Bonne idée. Malheureusement, il faudra peut-être attendre Noël pour mon prochain séjour en France…
Vu en VHS aussi ceux là, le 3 aussi malheureusement. Mais les 2 premiers sont des claques monstrueuses, j’adore ces films….
Le troisième volet a le mérite d’exister et c’est à peu près tout. Par contre John Woo en a livré sa propre version avec Une balle dans la tête qui lui vaut amplement le détour.