Hitcher
un film de Robert Harmon (1986)
Publié par Marc Fairbrother le 5 mai 2014 dans Autopsies
En dépit d’un postulat digne de ce que l’époque produisit de plus racoleur en matière de slashers et autres survivals, Hitcher reste l’un des films d’horreur les plus terrifiants et mésestimés des années 1980. Décennie raillée pour son supposé mauvais goût, elle dissimula derrière ses criardes et vulgaires apparences d’incontestables richesses pour le cinéma d’exploitation. Sous un flot de sadisme éhonté et de violence outrancière, le premier long-métrage de Robert Harmon est emblématique de cette cinématographie sans concessions qui se retrouvera plus souvent qu’à son tour la cible privilégiée d’une condescendance bien-pensante. N’hésitant jamais à quitter l’infernale ligne droite qui divise les vastes étendus de sable, Hitcher s’affranchit avec rage de la linéarité à laquelle le condamnaient pourtant les carcans du genre. Alliant l’aridité des paysages à l’épure stylistique, le film bifurquera à la moindre station service paumée pour explorer, par sa démarche jusqu’au-boutiste, des territoires au mysticisme primitif et à la brutalité insoupçonnée.
Parti de Chicago pour livrer une voiture en Californie, Jim Halsey renoue au fil des milliers de bornes parcourues avec le mythe fondateur de la conquête de l’Ouest. Naviguant ces grands et désertiques espaces qui le mènent vers l’élusive terre de promesses, il goûte à la foutue sensation de liberté qui aura berné tous ceux ayant entrepris avant lui la traversée tant idéalisée. Avec l’accumulation des longues heures de route, la menace inexorable du sommeil pèsera néanmoins sur l’esprit du jeune conducteur, même les cigarettes fumées à la chaîne ne suffisant bientôt plus à le tenir en éveil. Esquivant de justesse un poids lourd recraché par l’obscurité naissante alors qu’il n’a succombé que quelques instants à la fatigue, Jim se félicitera d’avoir évité le pire. Mais dans l’Amérique contemporaine, hantée par les démons du passé et l’implacable violence du présent, rêve et espoir ne lui seront guère permis. Alors que tombe la nuit et que l’orage gronde, Jim s’apprête sans le savoir à plonger dans un éprouvant cauchemar qui le poursuivra sans relâche au long des interminables kilomètres de bitume.
Réfugié dans un de ces diners qui pullulent tels d’increvables mauvaises-herbes aux bords des highways, Jim ne pourra cacher à la jeune serveuse qui lui offre un bref moment de répit la nature de sa destination. La Californie, tous les adolescents américains y sont attirés comme autant de papillons de nuit vers la flamme vacillante d’une bougie. Elle-même y avait songé un temps, avant de se laisser enliser au milieu du grand et poussiéreux nulle-part, dans ce patelin qui aura vu défiler les générations successives de sa famille sans histoires. Jim profitera de l’occasion pour avertir la police qu’un mystérieux auto-stoppeur laisse sur son sillage une traînée de cadavres ensanglantées. La conversation banale qu’il entretiendra avec Nash s’avéra cependant n’être qu’une désillusion supplémentaire. L’impitoyable psychopathe dont il pensait s’être enfin débarrassé surgira du paysage lunaire pour embellir son tableau de chasse, le périple cauchemardesque de Jim ne faisant qu’empirer, le laissant désormais sans la moindre possibilité de faire marche arrière alors que son identité et celle du tueur se confondent irrémédiablement.
Il se conclut dans Hitcher un dérangeant pacte entre le chasseur et sa proie, une relation perverse s’instaurant entre les personnages et rappelant au spectateur l’absolue nécessité de leurs deux rôles pour que tienne le récit. Impuissant face à son bourreau, incapable d’esquisser le moindre geste pour échapper à son emprise, Jim se verra réduit à implorer qu’on adoucisse son calvaire du prétendu confort de la rationalité. Incarnation d’une barbarie absolue qui ne connaîtrait nulle autre voie, l’auto-stoppeur ne donnera en guise d’explications à sa victime qu’un terrible aperçu de l’horreur qui l’attend encore sur la longue route. S’amusant des efforts de tous pour déceler parmi ses crimes sanguinaires un quelconque motif, il se présentera sous l’improbable sobriquet de John Ryder – le passager – et se moquera des inspecteurs qui l’interrogent en prétendant venir de Disney Land. Le mal sauvage qu’il personnifie demeurera ainsi imperméable à toute tentative de rationalisation, l’incompréhension générale nourrissant la terreur qu’inspire son regard détaché et sardonique. Échappant à toute raison ou logique, c’est de l’existence même de ce fléau aux obscures origines que naîtra à posteriori l’inéluctabilité de sa rencontre avec Jim à la ténébreuse croisée des chemins.
Le soleil de plomb aura beau monter vers son zénith pour dissiper la nuit, le cauchemar s’intensifiera avec la chaleur pour s’émanciper enfin de l’obscurité et souiller le bleu immaculé des cieux du souvenir insoutenable des monstruosités commises. Tel un spectre, Ryder hantera l’interminable ligne droite, cet implacable reflet de l’apparente limpidité du récit. Chaque halte, à l’image du carnage perpétré dans un commissariat ou d’une confrontation dans un hangar abandonné, sera néanmoins l’occasion de complexifier l’intrigue et d’interroger les origines du mal intemporel. Élu par l’abomination elle-même pour mettre un terme à son sordide jeu de massacre, Jim devra lutter ni plus ni moins que pour sa propre survie. Mais pour vaincre il devra d’abord bannir toute innocence du regard qu’il porte sur le monde, ouvrir les yeux sur ce pesant crépuscule où gisent les rêves dans d’anonymes tombes oubliées.
Le combat de Jim ne saurait toutefois se résumer à une simple opposition entre le bien et le mal. Au rythme effréné de sa cavale, fuyant à la fois l’énigmatique psychopathe et les forces de l’ordre au travers de paysages qui lui offrent de moins en moins de refuge, il sera amené à comprendre sa part d’indéniable responsabilité dans l’horreur qui se déroule. Alors même que les affrontements violents prennent une ampleur démesurée, l’imagerie barbare du film de Robert Harmon ne fera plus qu’extérioriser une lutte introspective. Dans cet aride désert, la grinçante tragédie humaine se rejouera dès lors une ultime fois, l’épuration narrative et stylistique laissant toujours moins d’espace aux personnages pour se cacher derrière un rôle, travestir à leur habitude le drame en pitoyable mascarade. Se découpant de l’horizon, chaque silhouette finira par ressembler aux autres, ces démons ancrés au plus profond des consciences quittant les derniers recoins ombragés pour se révéler. Naufragé au milieu de nulle-part, le bitume s’étendant à perte de vue autour de lui, Jim aura bel et bien accompli son voyage, mais pour finir égaré et seul dans un vaste paysage dévasté plutôt que sur ces rivages paradisiaques vers lesquels il imaginait autrefois se diriger.
Quelques années après la révélation d’Outsiders (Francis Ford Coppola, 1983) où il tenait le rôle principal aux côtés des jeunes Tom Cruise, Matt Dillon et Patrick Swayze, C. Thomas Howell fait avec Hitcher ses preuves dans un registre sur lequel peu l’attendaient. À mesure qu’il perd les pédales, lâchant prise dans cet univers qui se révèle peu à peu dans toute sa laideur, il nous embarque dans sa galère, partageant avec nous ses rêves si cruellement brisés. Mais c’est surtout Rutger Hauer qui illumine le film d’une noirceur fascinante, l’acteur fétiche de Paul Verhoeven livrant ce qui restera sa plus terrifiante performance, digne des ahurissantes prestations de Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955) et Les Nerfs à vif (J. Lee Thompson, 1962). Dès sa première apparition à l’écran, son regard froid au rictus illisible observe Jim et rive le spectateur à son fauteuil pour ne plus lui laisser un instant de répit avant que ne sonne la fin du cauchemar. Road-movie crépusculaire, parti à la conquête du rêve américain pour s’échouer dans un no-man’s-land âpre aux funestes paysages empreints de désespoir, Hitcher transcende l’action par une lourde sensation d’inertie, mettant en mouvement les rouages d’une horreur irrésistible pour clouer au sol ses personnages et leurs illusions, disséquant la nature du mal pour révéler son omniprésence à un monde à jamais traumatisé.
Le must du genre, inégalé encore aujourd’hui. Une virée en enfer et surtout le génial Breakdown ont été les seuls à pouvoir rivaliser avec Hitcher. Tu parles d’un « spectre » concernant Ryder, je pense effectivement que l’on peut voir ce personnage comme un fantôme, une projection mentale des tourments de Jim, comme un passage à l’âge adulte.
Pas vu les deux dont tu parles mais j’y jette un coup d’œil dès que j’ai du temps. Pour ce qui est de Ryder, il hante le paysage aride et conjure tous les fantômes d’un passé violent. Je ne me lasse pas de revoir ce film. Il y en a si peu qui lui ressemblent.