Les Huit vertus bafouées
un film de Teruo Ishii (1973)
Publié par Marc Fairbrother le 2 juillet 2013 dans Autopsies
Le rônin, ce samouraï sans maître, fût associé à la pensée nihiliste peu après son introduction au cinéma. Son sort consciemment lié à la damnation par son reniement du système féodal japonais et de l’hypocrisie du bushidô le menait en effet à errer, du moins aux yeux de ses semblables, sur les sentiers de la perdition. Mais de Orochi (Buntaro Futagawa, 1925) et Le Quartier des rônins (Masahiro Makino, 1928) aux crépusculaires Goyokin : L’Or du Shogun (Hideo Gosha, 1969) et Baby Cart (Kenji Misumi, 1972), rarement l’histoire de cette figure emblématique du chanbara1 n’aura été déclinée avec tant de noirceur que par Teruo Ishii. Film essentiellement nocturne, qui s’ouvre sur un incendiaire coucher-de-soleil pour se clore dans une funeste pénombre où ne luit plus le moindre espoir d’éventuels lendemains, Les Huit vertus bafouées représente le cinéma d’exploitation nippon à son apogée : ultra-violent et âpre, cruellement désabusé face à la société contemporaine et, enfin, d’une audace visuelle hors du commun.
Lassé de sa vie d’assassin solitaire, d’être sans cesse confronté à la soif de vengeance des proches de ses innombrables victimes, le rônin Shino Ashita est recueilli après une tentative de suicide par l’infâme clan des Scélérats. Dans les exécrables mœurs de ces hommes, Shino percevra une déchéance qu’il estime égale à la sienne et acceptera, en un terrible geste de résignation, de se joindre à eux. Ayant renié huit vertus traditionnelles, la piété filiale, la fraternité, la loyauté, la confiance, la politesse, la justice, l’honnêteté et la pudeur, les Scélérats règnent en maîtres sur le quartier de Yoshiwara et exercent un monopole sur la prostitution à Edo. Mais ce privilège unique, discerné au fondateur du clan par le Shogun lui-même, est désormais menacé par les restaurants et bains publics qui mettent geishas et prostituées à la disposition de leur riche clientèle, composée de vassaux et autres samouraïs.
Exposé au fonctionnement particulier du clan et à son code d’honneur religieusement appliqué bien que tout en négations, Shino se laissera instrumentaliser, autant par amusement que par haine de soi, par le grand maître Shirobe Oomon. Semant la terreur chez les concurrents des Scélérats, décimant au passage inspecteurs de police et yakuzas à leur solde, l’assassin permettra à ses employeurs d’assoir à nouveau leur pouvoir sur le commerce de la chair. Grâce à ses employées toujours plus belles et nombreuses, le clan prospère mais Oomon vise en réalité à éliminer de manière permanente toute forme de prostitution qui lui échappe. Pour ce faire, il sait qu’il doit impliquer directement le pouvoir shogunal dans le conflit et en obtenir une décision en sa faveur. Le veule politicien va alors se servir du redoutable sabre de Shino pour déclencher une guerre.
Dès l’introduction du film, une scène qui rappelle les génériques d’autres œuvres d’Ishii que sont Blind Woman’s Curse (1970) et Female Yakuza Tale (1973), la noirceur revendiquée de ces Huit vertus bafouées est incontestable. Après un somptueux combat, orchestré sur un pont et tout en ombres chinoises, Shino se jette à l’eau pour se laisser emporter vers une mort certaine. D’emblée, le choix de la noyade plutôt que le seppuku ou la mort au combat nous indiquent que ce samouraï a définitivement renoncé à son statut, qu’il a rejeté morale et tradition et qu’il n’a plus aucune estime de lui-même. La patte de Kazuo Koike, dont les mangas ont inspiré au cinéma japonais certains de ses personnages les plus tourmentés, est tout de suite apparente. Mais là où Yuki (Lady Snowblood de Toshiya Fujita, 1973) et Ogami Itto (Baby Cart) se voyaient offrir une chance de rédemption et des résidus de compassion et d’empathie, Shino l’assassin n’a plus qu’à embrasser sa propre déshumanisation. Interprété par l’impressionnant Tetsuro Tanba, plutôt habitué aux rôles secondaires (dans notamment Goyokin et Harakiri), il se taillera donc un chemin sanglant au travers de ses ennemis, ne cherchant plus à agir en bien mais subsistant tout simplement en l’attente de sa mort prochaine.
Après ce démarrage en trombe, qui place très haut l’espérance du spectateur, Teruo Ishii s’applique à mettre en place son intrigue. Si le film ralentit quelque peu, aucun conflit d’intérêt n’existant entre Shino et les autres protagonistes, il n’en devient pas moins intéressant. Nous faisant pénétrer au cœur des maisons closes de Yoshiwara, le sulfureux réalisateur prend un malin plaisir à instaurer un climat scabreux et illustrer comment les Scélérats éduquent leurs jeunes captives dans l’art de satisfaire au mieux les désirs de leurs clients. Il profite de cette occasion pour inclure des scènes de viols et de torture qui n’auraient pas déparé dans sa série des Femmes criminelles (huit volets de 1968 à 1973) et à dresser un portrait sans concessions des bas-fonds du Japon féodal. Alors que la situation politique s’envenime, les attentats contre Shino se multiplient, la police recrutant rônins, yakuzas et ninjas pour se débarrasser de lui.
Protégé par les guerrières Scélérates, Shino éliminera un à un ses adversaires, Ishii émaillant son récit de l’affrontement entre un ninja et une horde de femmes nues, d’une multitude de combats ensanglantés et d’un brin de nunsploitation rien que pour notre plaisir. Ajoutez à cela quelques répliques au cynisme de l’ordre de « La politique, c’est totalement stupide ! » ou « Vivre, c’est l’enfer. Mourir, c’est aussi l’enfer. » et vous avez déjà de bonnes raisons de vous pencher sur Les Huit vertus bafouées. Mais c’est au cours de son troisième acte que le film prend réellement de l’ampleur et prétend au rang de chef d’œuvre incontestable du cinéma d’exploitation.
Débarrassé de l’éternel embarras du cinéma narratif que constitue la prétendue nécessité d’un récit, le vil Oomon ayant abattu ses cartes au bout d’environ une heure de film, Teruo Ishii exploite l’ultime partie de ses Huit vertus bafouées pour offrir à son spectateur vingt des plus ahurissantes minutes de l’histoire du cinéma, sans doute les plus belles de sa propre filmographie. Tout commence avec une psychédélique orgie sous influence d’opium, Oomon étant arrivé à ses fins et souhaitant épuiser Shino pour amener sa tête au Shogun en signe d’apaisement et de réconciliation. Des couleurs suzukiennes éclatent à l’écran dans toute leur splendeur, les corps nus de Shino et des Scélérates se livrant pendant plusieurs jours à un sensuel ballet alors que défilent sur eux des lumières rouges, oranges, pourpres et jaunes des plus chatoyantes. Inexorablement, cet érotisme palpable glisse vers un cérémonial morbide et les couleurs hallucinées font place à l’orage et à la blancheur cauchemardesque de violents éclairs. Se sachant piégé depuis longtemps, Shino s’apprête enfin à livrer son dernier combat.
Devant les portes du domaine des Scélérats, une centaine de mercenaires et de soldats attendent l’assassin dont ils espèrent que les effets de la drogue auront diminué la force destructrice. Seul contre tous, Shino va cependant leur démontrer à quel point sa lame et sa technique demeurent redoutables, mutilant et décimant ses ennemis en une incontrôlable tornade de violence et de haine, se blessant lui-même pour lutter contre les hallucinations que lui inflige le manque d’opium. Alors que les cadavres s’entassent sur le sol enneigé, les assaillants de ce parfait anti-héros sont saisis d’une profonde terreur. Isolé à l’écran, immortalisé dans sa défiante stance de combat, Shino appartient désormais à la légende. Homme sans âme ni conscience, imperméable au classique tiraillement entre giri et ninjo2, il est devenu un ange de la mort que tous contemplent avec horreur et respect. Les dernières images défilant à l’écran laissent au spectateur un sentiment d’immuabilité, Ishii réussissant incontestablement à conférer à son héros une dimension mythologique.
Porté par une mise en scène virtuose, que soutient une musique de Hajime Kaburagi qui préfigure par son mélange de sonorités traditionnelles et de rythmes modernes celle signée par Joe Hisashi pour Sonatine (Takeshi Kitano, 1993), Les Huit vertus bafouées s’inscrit au panthéon du cinéma d’exploitation seventies, tout proche du sommet. Loin de ce que laissait craindre un sous-titre opportuniste (Poruno jidaigeki, soit « film d’époque pornographique »), Teruo Ishii s’évertue de tout le long de son film à mettre en images le nihilisme profond de son personnage, exposant le terrible détachement qui en découle, tout en composant des plans à l’esthétique délirante mais aux qualités irréprochables. Il signe donc avec Les Huit vertus bafouées un chef d’œuvre du chanbara et un condensé de noirceur humaine, un film divertissant d’un bout à l’autre et dont le final tonitruant imprègne le spectateur d’un durable sentiment d’admiration médusée.
1Chanbara (ou chambara) : le film de sabre japonais
2Giri et ninjo : respectivement le devoir (ou obligation sociale) et la compassion humaine, deux pôles contradictoires et souvent la principale source de conflit dans les récits japonais, notamment le théâtre kabuki