Cinéma | Autopsies

Sex and Fury (Furyô anego den: Inoshika Ochô)
un film de Norifumi Suzuki (1973)

Sex and Fury - Norifumi SuzukiSi déviance cinématographique, femmes voluptueuses et culture japonaise sont au cœur de vos préoccupations quotidiennes, sachez que Norifumi Suzuki a réalisé pour vous le film idéal. En 1973, alors que la Toei, la Nikkatsu et la Toho rivalisent d’audace pour profiter de la mode Pinky Violence, ce fou-furieux de la caméra signe une œuvre à la bravoure dantesque et à la liberté insolente, un film auquel on ne pourrait reprocher que d’enterrer un demi-siècle de cinéma de divertissement dès son premier quart d’heure. Fidèle à son titre, Sex and Fury concocte un psychédélique ouragan de luxure et de violence pour aboutir à la quintessence même du cinéma d’exploitation, un fantasme inespéré qui ne respecte pas le moindre interdit si ce n’est celui, typiquement nippon, de ne jamais laisser entrevoir le moindre poil pubien à l’écran. Il tarde sans doute à ceux qui sont arrivés au bout de cette introduction en forme de déclaration d’amour de contempler une japonaise aussi voluptueuse que dénudée trucider une horde de yakuzas au ralenti, son katana faisant allégrement jaillir le sang de toutes parts. Ça tombe plutôt bien car, entre mille autres délices et délires, c’est précisément ce que vous réserve cet ahurissant objet filmique.

Sex and Fury - Norifumi SuzukiComme toute œuvre de Pinky Violence qui se respecte, la trame principale de Sex and Fury concerne la vengeance d’une jeune femme. Pas du genre à tourner autour du pot, ni à chercher de veines justifications à ses jouissives transgressions, le film s’ouvre justement sur le meurtre qui déclenchera l’ire de son héroïne. Sous les yeux de sa fille, un inspecteur de police est assassiné par trois individus au milieu d’une allée déserte. Son ultime geste sera de ramasser trois cartes d’un jeu de hanafuda1 éparpillées sur le sol à la suite de la mêlée : celles représentant le cerf, le sanglier et le papillon. Voyant dans ces cartes ensanglantées les indices qui la mèneront aux bourreaux de son père, l’orpheline grandira avec comme seule idée de retrouver leur trace pour les expédier à leur juste place : en enfer.

Sex and Fury - Norifumi SuzukiAu cours d’un générique hautement stylisé, où les postures de Reiko Ike dans des décors reproduisant à grande échelle les motifs des cartes nous aiguillent d’emblée dans le sens d’un festin visuel, vingt années passeront en un clin d’œil. Nous sommes désormais, comme nous l’apprend un montage furtif, en 1905 et le Japon, sortie victorieuse de deux guerres menées contre la Chine et la Russie, nourrit l’ambition de se positionner comme superpouvoir à l’échelle mondiale. S’acoquinant avec les dignitaires occidentaux, dont ils ont déjà adopté le style de vie, les politiciens et hommes d’affaires cherchent eux-mêmes à profiter de la situation pour s’enrichir et assouvir leur soif de pouvoir. C’est dans ce monde chaotique, où meurtres et attentats émaillent les pages des faits divers, que nous retrouvons notre jeune héroïne, toujours en quête de vengeance, se faisant appeler Ocho d’Inoshika et travaillant comme pickpocket dans un gang de filles.

Sex and Fury - Norifumi SuzukiDerrière la limpidité apparente de son intrigue, Sex and Fury dévoilera un à un les méandres d’un gigantesque labyrinthe de récits secondaires pour nous amener vers un final des plus extravagants. Entre les machinations politiques, l’énigmatique Shunosuke qui semble pour une quelconque raison en vouloir à l’influent Kurokawa, une espionne britannique débarquée au Japon pour déclencher une guerre d’opium tout en espérant retrouver son amant et, enfin, la jeune sœur d’un homme mort sous ses yeux que Ocho devra libérer de l’emprise d’un véreux proxénète, Norifumi Suzuki parvient miraculeusement  à rassembler tous les fils en une narration véloce et implacable. Caracolant de viol en inattendue partie de poker, de courses poursuites en affrontements entre Ocho et une bande de nonnes armées de couteaux à cran d’arrêt, le film ne laissera pas le moindre instant de répit au spectateur. Pris dans une folle tourmente de péripéties rocambolesques, celui-ci n’aura évidemment pas la moindre raison de s’en plaindre.

Sex and Fury - Norifumi SuzukiDe ses nombreux temps forts, c’est sans doute la scène mentionnée en introduction qui reste la plus marquante du film. Attaquée par d’opportunistes yakuzas alors qu’elle prend son bain, Ocho décimera ses assaillants en tenue d’Eve, virevoltant au travers d’un jardin enneigé dont le sang écarlate et les membres tranchés de ses victimes joncheront lentement le sol. Son ballet de mort est accompagné par une caméra qui semble-t-il danse elle-même entre les cadavres, suivant le mouvement chaloupé des ombres sur la neige blanche et saisissant par instants la chair nue de la jeune femme toujours davantage maculée d’éclats d’hémoglobine. Face à une vision aussi percutante de la violence, à cette mise en scène parfaitement maîtrisée, le spectateur ne peut que s’incliner devant le talent indéniable du réalisateur et, tout glouton qu’il est, en redemander. L’unique défaut de Sex and Fury réside dans le fait que cette scène immédiatement classique, emblématique à elle seule de l’ensemble du courant Pinky Violence, arrive bien trop tôt et que le film peinera ensuite à atteindre de nouveau de tels sommets.

Sex and Fury - Norifumi SuzukiCe n’est pourtant pas faute d’essayer, et la surenchère visuelle prive le spectateur de tout moment de lassitude. Norifumi Suzuki profitera de chaque occasion pour imprimer sur sa pellicule les images les plus délirantes, de l’imposant vitrail christique ornant le sous-sol où Ocho sera torturée par ses ennemis aux flocons de neige qui se transforment en pluie de cartes de hanafuda. Alternant scènes de sexe et d’action, corruption politique et vengeance personnelle, Sex and Fury s’achemine vers son final étincelant, Reiko Ike gravissant les marches vers son ultime adversaire, laissant dans son sillage un torrent de sang. Filmant l’ensemble avec des mouvements de caméra d’une sensualité extrême, composant chaque cadre à la perfection et remplissant ses plans d’une imagerie baroque digne de Ken Russell, le futur réalisateur du Couvent de la bête sacrée nous offre un incontournable monument de cinéma d’exploitation, aussi jouissif que regorgeant de qualité esthétique. En prime, la sex-symbol (et journaliste, mais on s’en tape) suédoise Christina Lindberg déploiera ses gracieuses formes avant de revêtir une tenue de cowgirl pour châtier à coups de fouet notre belle héroïne.

Sex and Fury - Norifumi SuzukiQuelques mois plus tard, ce sera au tour de Teruo Ishii de braquer sa caméra sur les jolies courbes d’Ocho d’Inoshika. Female Yakuza Tale (Yasagure anego den: sôkatsu rinchi) n’a certes pas grand-chose à voir avec Sex and Fury, si ce n’est que Reiko Ike y démembre de nouveau une horde de yakuzas dans une tenue toujours des plus minimalistes, mais reste un excellent spécimen du genre. Capturée par une bande de malfrats, qui en profiteront pour tripoter ses parties intimes, Ocho se retrouvera mêlée aux complots de plusieurs clans impliqués dans un lucratif trafic de drogue. En parallèle, un serial-killer mutile le bas-ventre de jeunes femmes et un homme, récemment sorti de prison, cherche désespérément la fille disparue de son ancien et défunt chef. Ishii profite de ce scénario alambiqué pour remanier l’excellente scène d’ouverture de Blind Woman’s Curse, remplaçant la frêle mais indomptable Meiko Kaji par une Reiko Ike qui perd un à un ses vêtements, pour filmer autant que possible de scènes de sexe toutes très réussies et perverses, et mettre en place des séquences à l’étrangeté caractéristique de son œuvre, notamment celles se déroulant dans un asile psychiatrique. L’ensemble se conclut sur un incroyable combat de masse, une bonne trentaine de prostituées dénudées réglant finalement leur compte aux infâmes salauds qui ont osé les exploiter, le tout dans un décor aux couleurs invraisemblables.

Sex and Fury - Norifumi SuzukiD’une histoire proche de celle de Lady Snowblood, le manga original de Kazuo Koike lui ayant sans doute servi d’inspiration, Norifumi Suzuki tire donc un film radicalement opposé à celui de Toshiya Fujita. A toute forme de retenue, Suzuki préfère clairement la frénésie et l’excès ; à toute velléité de reconstitution historique il oppose les délires visuels les plus psychédéliques et audacieux. Pour qui aime le cinéma d’exploitation, notamment celui des années 1970, Sex and Fury est un véritable régal, transgressant avec une joie à peine voilée toutes les règles du politiquement correct dans de monstrueuses gerbes de sang et autres outrageuses irruptions de sexe et de violence. Sans oublier le commentaire socio-politique de rigueur, dénonçant une modernisation accomplie dans la plus totale des corruptions et dressant un parallèle évident entre l’ère Meiji et le Japon contemporain, voici un film qui vous titillera autant le cerveau que les sens, un démentiel bain de sang qui oscille entre le pur divertissement et une vertigineuse modernité formelle.

1Hanafuda : littéralement le Jeu des Fleurs, un jeu de cartes très populaire au Japon

2 personnes ont commenté l'article

Répondre à Marc Fairbrother Annuler la réponse.

N'hésitez pas à réagir à l'article, je vous réponds au plus vite!

Les champs marqués d'un * sont obligatoires. Votre adresse mail ne sera pas publiée.