Why Don't You Play in Hell?
un film de Sono Sion (2013)
Publié par Marc Fairbrother le 16 septembre 2013 dans Autopsies
Réduire un film de Sono Sion à une poignée de mots pour tenter de le décrire, de le cerner, et dans le meilleur des cas d’en véhiculer quelques images fidèles au lecteur, est en soi un exercice voué à l’échec. A chaque instant, l’imagination débridée du réalisateur tente de son mieux de faire exploser les limites du cadre comme du récit pour nous surprendre, nous stimuler et nous foutre le vertige. En attendant que le jubilatoire Why Don’t You Play in Hell? ne trouve le chemin des salles obscures – voire directement celui des rayonnages vidéo tant il sera compliqué à marketer auprès d’un public toujours plus frileux face à la différence et la diversité – il est toutefois nécessaire d’en parler. Une œuvre d’une telle insolence et liberté est devenue chose rare et confirme que Sion l’enragé, en digne héritier de cinéastes aussi divers que Wakamatsu, Terayama, Fukasaku ou les deux Suzuki, occupe désormais une place prépondérante et à part dans le paysage cinématographique japonais et mondial.
Plus concis que Love Exposure (2008), film fleuve et furibond de quatre époustouflantes heures, Why Don’t You Play in Hell? est pourtant aussi un film somme. L’on y reconnaîtra dès la première image, celle d’une enfant star renvoyant au girls-band Desert de Suicide Club (2001), de nombreux motifs récurrents de l’œuvre du réalisateur. Cette fillette qui entonne d’une voix niaise l’agaçant slogan d’une marque de dentifrice, jouissant ainsi d’une célébrité éphémère, s’appelle Mitsuko. Son père, Mutoh, est le chef impitoyable et légèrement cinglé d’un gang de yakuzas régnant en maître sur un quartier de Tokyo. Lorsqu’une bande rivale s’attaquera à lui, c’est sur son épouse guère plus conciliante que tomberont ses assaillants. Pour avoir trucidé ceux qui en voulaient à son mari, Shizue écopera de dix années d’emprisonnement et s’accrochera, pour tuer le temps, à la lointaine promesse d’un film censé enfin propulser sa fille au sommet de la gloire.
Dans ce même quartier de Tokyo où s’affrontent les clans Mutoh et Ikegami, les Fuck Bombers menés par le jeune Hirata se rêvent déjà en vedettes du septième art. Par leurs tournages sauvages effectués en pleine rue et au milieu des passants, leurs films amateurs rappellent explicitement l’histoire de yakuzas que mettaient en scène Sono Sion et son collectif Tokyo GAGAGA1 avec Bad Film (1995/2012). Dix années passeront et les quatre adolescents ne récolteront pour unique fruit de leur travail acharné qu’une bande annonce promotionnelle qu’ils regardent en boucle dans un cinéma désaffecté. Mais alors que Mutoh s’efforce de mettre en chantier un tournage, effrayé que sa femme ne sorte de prison avant d’avoir offert ce fameux premier rôle à sa fille fugueuse, la chance va enfin sourire à Hirata et ses amis. Amoureux de Mitsuko, Ikegami se joindra à son rival pour l’aider à tourner le film ; gangsters, ados et autres paumés s’alliant pour concrétiser leurs rêves et émuler leurs idoles.
Dans ses plus récentes interviews, Sono Sion clamait déjà son désir de se tourner vers un cinéma grand public. Pour bien saisir les intentions du réalisateur, il fallait néanmoins s’armer d’un minimum d’esprit critique. Sous ses airs d’hommage au cinéma d’exploitation japonais des grandes heures, son dernier film en date est certes plus accessible mais conserve toute l’irrépressible folie de l’auteur. Que les novices se rassurent cependant, pour jouir de la dantesque fièvre visuelle proposée par Sion il n’est aucunement nécessaire de connaître ses influences2. Pour ceux qui comme moi en sont friands, Why Don’t You Play in Hell? s’impose comme un film taillé sur mesure : un divertissement à l’état pur qui, sous ses voiles outranciers d’action et de comédie, dissimule une œuvre inventive et animée d’une énergie aussi rare que communicative, mais surtout une vibrante déclaration d’amour à la pelloche et au cinéma.
Why Don’t You Play in Hell? aurait facilement pu se résumer à un assemblage de références cinéphiliques si ce n’est que Sion n’y emploie la mise en abyme pas tant pour exprimer une nostalgie stérile que pour électrifier son récit. Chaque scène, d’Ikegami tombant amoureux de la jeune Mitsuko pataugeant dans une marre de sang à Mutoh tentant de persuader ses hommes qu’il leur est plus urgent de tourner un film que de combattre leurs ennemis, tout n’est que provocation et autodérision. Ne pensant qu’à singer Bunta Sugawara et Ken Takakura, figures légendaires du genre s’il en est, l’image du yakuza en prend un sérieux coup. Le cliché du jeune et talentueux réalisateur en devenir n’est pas en reste. Mais alors que le bain de sang final, l’une des scènes d’action les plus mémorables de ces dernières années, se mue sous l’impulsion de ses participants en un délirant jeu de massacre et de rôles, c’est par le cinéma que vont être transcendés ces personnages qui ne sont au final que des stéréotypes profondément fêlés.
Fuyant le carnage, Hirata couve dans ses bras les bobines de film 35mm sur lesquelles sont immortalisées la joie chaotique et la frénésie sanguinaire qu’il vient d’orchestrer. Sans doute est-il autant ce diable malicieux emportant les âmes subtilisées que l’enfant coléreux envoyant paître le monde pour saisir sa chance ; autant le personnage que le metteur en scène, la fiction ayant achevé de contaminer irréversiblement la réalité. Sa course effrénée dans une ruelle de Tokyo éclairée au néon est en tout cas celle d’une libération. Au rythme punk qui aura succédé aux bandes originales de japsploitation des années 1970, tout devient l’espace d’un instant plus qu’un éloge abstrait du mouvement ; de cette force vive et virulente qui fait avancer les choses. Why Don’t You Play in Hell? Allez vous faire foutre, en somme. Que cela vous plaise ou non, Sono Sion continuera à accoucher d’œuvres délirantes et anticonformistes pour rendre l’émotion à un cinéma agonisant, pour faire enfin s’échouer sur nos mines déprimées d’écrasants torrents de bonheur et de vitalité. Merci Sono, ça fait un bien fou.
1Tokyo GAGAGA : mouvement lancé par Sono Sion au milieu des années 1990 dont les manifestations pouvaient prendre la forme d’happenings ou de théâtre de rue.
2Pour tout connaître des richesses du cinéma d’exploitation japonais, il vous faudra y consacrer de nombreuses heures. Mais si vous parvenez à vous le dégotter, l’excellent Tokyoscope de Patrick Macias constitue un excellent point de départ.